"La femme ne veut pas être traitée comme un sujet, son but est la passivité, qui ne fait qu’un avec la féminité même ; elle veut pouvoir sentir qu’une volonté est dirigée sur elle et se soucie peu qu’on la craigne ou qu’on la ménage : elle ne veut pas compter." Cette citation, extraite de Sexe et Caractère d'Otto Weininger, philosophe autrichien de la fin du 19ème siècle, qui eut la décence de se suicider pour notre bien à tous, est à l'image de la pensée dominante au Royaume-Uni sous le règne de Georges V, comme à peu près partout en Europe. D'emblée, Sarah Gavron pose ainsi le décor de Les Suffragettes, en nous montrant les difficultés de la vie ouvrière pour les blanchisseuses, et à côté l'avis décrété avec bonhommie sur le sous-sexe par ceux qui font les lois, un "ceux" empirique qui ne masque pas le "celles". Par un concours de circonstances, Maud Watts, incarnée par Carey Mulligan se retrouve accolée avec des révolutionnaires féministes, d'abord par passivité accidentelle, puis de sa propre volonté, en s'impliquant corps et âme dans une société qui lui prend tout sans jamais rien lui donner.
Réaliser un film sur un sujet aussi important dans l'histoire de la lutte pour les droits des femmes était assez risqué. Il était facile de verser dans la caricature avec d'un côté, les méchants avatars du patriarcat, et de l'autre les oies blanches ne voulant que plus de liberté. La bande-annonce laissait sous-entendre que l'on aurait un film axé girl-power, avec des larmes et du rire, dans un mélodrame classique, convenu et académique. Le résultat, bien heureusement est tout autre. La violence psychique, physique est omniprésente dans les Suffragettes, parfois envoyée à la figure du spectateur, sans ménagements, comme ce gavage alimentaire par le nez pour lequel il vaut mieux avoir l'estomac bien accroché ; parfois suggérée, ce qui ne la rend que plus difficile à assimiler. Les détails ont toute leur importance, comme la peau du bras brûlé de Maud Watts à cause des difficultés de son travail à la blanchisserie, qui la tue à petit feu. On notera également l'accent des acteurs qui jouent des personnages de la classe ouvrière, travaillé pour paraître le plus réaliste possible.
Les excès sont évités, avec talent. Tout en délivrant un propos cohérent, Sarah Gavron parvient à brosser le portrait de stratégies différentes de survie sans verser dans l'extrême. Les hommes, mis au second plan sont dépeints comme violents, à l'instar du patron de la blanchisserie, fuyants et faibles, comme le mari de Maud, alliés, ou tout simplement circonspects face à un combat auquel ils ne croient pas, tout en étant convaincus de sa légitimité. Quant aux femmes, en dehors des différences de conceptions entre les suffragettes qui les font hésiter en permanence entre pacifisme et violence assumée, on trouve peut-être parmi elles les pires ennemies de la cause, méfiantes de celles qui ne leur ressemblent pas parce qu'elles veulent autre chose que le trop peu qu'elles possèdent.
Suivant l'histoire de Emmeline Pankhurst, jouée seulement pendant trois minutes par Meryl Streep, le noeud du problème réside dans le conflit perpétuel inhérent à toute lutte : faut-il céder au compromis, quitte à rentrer chez soi bredouille, ou prôner l'absolutisme, jusqu'à se perdre dans ce que l'on défend ? Emmeline Pankhurst choisit la seconde solution, le droit de vote pour les femmes obtenu en Angleterre en 1918 lui donna raison. Allant dans le même sens, les Suffragettes prend le parti du martyr, balayant d'un revers de main toute possibilité de concession : le droit de vote, ou rien. En cela, toute consensualité est évitée, avec brio. Maud Watts, qui donne l'impression de s'enfoncer de plus en plus dans la cause qui l'obsède est la démonstration même de l'idéalisme déchu, bafoué, dont la seule voie de sortie qui apparaît est celle d'obtenir l'inatteignable, en tentant de toucher de façon symbolique ce qui au Royaume-Uni est considéré comme étant le joyau de la nation : la royauté.
La voie de sortie, vous la découvrirez dans Les Suffragettes.