Film d'initiation plus que film historique, Suffragette c'est d'abord la trajectoire d'une femme(1). Et le sujet, c'est le processus par lequel un individu ordinaire devient un soldat dans une guerre de libération.
Au moment où on fait sa connaissance, Maud est une rescapée. Son corps de femme jeune a jusque là été livré sans défense à la double consommation de l'horreur industrielle et de la domination sexuelle. D'un côté le travail qui détruit par ses exigences mécaniques le corps travaillant, de l'autre le patron qui détruit par son désir pervers le corps digne et sexué. Maintenant, elle est sauve : elle a atteint un échelon de moindre pénibilité au travail, et elle a trouvé le mari qui lui offre une certaine sécurité, à la fois matérielle, sociale et affective. Mais cette sécurité a un prix...
Si on en croit Hobbes, dont l'influence sur la pensée anglo-saxonne est encore profonde, la fondation de la société repose sur un contrat social, par lequel l'individu renonce à toute sa liberté naturelle en l'échange de sa sécurité, la possibilité d'une vie humaine, d'un espoir de prospérité. Il est donc, en un sens, raisonnable d'abandonner une forme de liberté stérile pour obtenir en échange le droit à une vie humaine. Mais le prix de la sécurité, pour Maud, c'est la compromission avec le système même qui a engendré la violence dont elle se protège. Il n'y a rien d'humain dans ce contrat, si l'humanité doit être une valeur morale. Voici donc Maud mise en demeure de choisir entre perdre tout ce qui fait sa vie en sortant du système, ou y rester et perdre toute dignité.
La liberté politique, la seule qui vaille, ce n'est pas de pouvoir choisir entre des alternatives posées devant nous par un système. C'est de devenir l'auteur du système, et par là de créer les alternatives. Mais pour prendre cette place, il n'y a pas d'autre moyen que la guerre. L'histoire du film est donc celle d'une découverte de la liberté politique, et de son prix. Dans la grande tradition des théories politiques depuis l'Antiquité, le film montre clairement que ce prix, c'est la mort. Ce qui constitue le fondement juridique de la différence entre le statut du citoyen et de l'esclave, c'est la capacité de l'homme libre à poser sa liberté comme une valeur supérieure à sa vie. Pour que les femmes soient reconnues comme sujets politiques, il faudra qu'une femme meure, qu'une femme se sacrifie librement.
Mais cette question se pose en des termes particuliers pour celles dont la féminité est une maternité. Peut-on être mère et être prête à mourir ? Sarah Gavron pose le problème, et répond par la négative. Ses héroïnes, d'une manière ou d'une autre, sacrifient leur maternité à la guerre, ou la guerre à leur maternité. Soit, comme Emmeline Pankhurst (Meryl Streep), qui implique ses filles dans la lutte. Soit comme Violet Miller (Anne-Marie Duff) en renonçant à l'action à cause d'une grossesse. Soit, comme Edith Ellyn (Helena Bonham Carter), en étant femme sans être mère. Soit comme Maud, déchirée par la perte de son fils, mais libérée aussi dans son combat.
On a pu reprocher au film d'être une machine à récompense, de jouer un conformisme tranquille dans les partis pris esthétiques, et c'est sans doute vrai. Le casting comme les décors sont conçus pour flatter l’œil, sans qu'on frissonne vraiment. Il y a la lumière, tout de même, que j'ai trouvée très belle. Mais surtout le film se veut démonstratif, et je crois que c'est un parti qui se défend. Ne serait-ce que parce qu'il dit quelque chose qui reste, hélas, complètement actuel en 2016. Sur le droit des femmes, sur la radicalisation, sur la reconnaissance d'une revendication... : que certaines situations ne nous laissent guère d'autre choix que de devenir des martyrs de la liberté.
(1) A cet égard, on notera en passant la bêtise de ceux qui ont pondu le titre français : le pluriel est un contresens sur ce qui est raconté. Aucun des groupes différents que traverse Maud, ni les blanchisseuses, ni les femmes engagées dans le syndicat, ni le groupuscule d'activistes qu'elle rejoint, ne sont le sujet de l'histoire.