Pour parler des temps modernes, Charlie Chaplin se place d'emblée en décalage : alors que l'avènement du parlant date de quelques années déjà, et que des voix enregistrées se font entendre, Charlot reste muet.
Les temps modernes, c'est une dystopie, c'est un mélodrame, c'est une romance, c'est une comédie, c'est tout cela à la fois. Seul le génie et la générosité de son auteur/compositeur permettent de tenir tout ça en si peu de temps, sans jamais sombrer dans la lourdeur.
- La dystopie
Au début des temps modernes, on nage carrément en pleine science-fiction. Les machines pleines de leviers et de rouages asservissent les ouvriers qui doivent respecter une cadence surhumaine. Le flicage s'étend jusqu'aux toilettes où un écran géant permet de surveiller la pose. Le métier est abrutissant au point que, merveilleuse idée, Charlot est tellement habitué aux gestes nécessaires qu'il les reproduit en toutes circonstances. Le récit adopte d'emblée le rythme trépidant du travail en usine.
- Le mélodrame
Il y a cette jeune fille, elle n'a plus de mère, son père va mourir, elle a de petits frères et sœurs. L'histoire serait poignante si elle n'était si banale, mais Chaplin transfigure le tout par son approche lumineuse, et son rythme intense. Couteau aux dents sur un navire façon pirate, la jeune fille d'emblée conquiert le spectateur. La justice va s'en mêler, et se révéler (quelle surprise), une nouvelle machine à broyer les gens.
-La romance
Forcément, nos deux marginaux sont voués à se rencontrer. Tout de suite attirés l'un vers l'autre, c'est le début d'une belle histoire d'amour. Ne souhaitant jamais que la possibilité d'une vie normale, leur rêve sera simplement celui d'une vie douillette dans une maison à eux. Ils en rêvent deux fois : la première, en voyant un couple heureux devant leur maison, ils s'imaginent ce que seraient leur vie s'ils avaient un tel foyer. Le rêve sera brutalement interrompu par l'arrivée d'agents. Ils en rêvent une seconde fois lorsqu'elle trouve une maison abandonnée, en fait une ruine.
- La comédie
Les temps modernes, c'est bien sûr avant tout une comédie : la ruine que nos deux personnages principaux investissent se révèle, par exemple, une usine à gags. Mais une grande partie des gags tourne autour de la consommation, manière simple de blâmer cette société de surconsommation. Ainsi de cette scène avec cette machine faite pour que l'ouvrier puisse manger mécaniquement : le rendement avant tout. Le fait de manger devient une chose mécanique, subordonnée à la sirène annonçant qu'il est temps de le faire.
Dans la prison même, on marche au pas, machinalement. Bref, la société entière est une machine dont les hommes ne sont que les rouages.
en guise de conclusion
Les temps modernes est donc, malgré sa courte durée, un film fleuve, dont il y aurait bien plus à dire encore, le film d'un réalisateur qui croit encore en une certaine idée du cinéma. Sans doute était-il risqué de faire un film presque muet à l'ère du parlant, et sans doute Chaplin en était averti. Mais, refusant de voir ce que tous considèrent comme l'évidence, il est, comme son personnage, en train de patiner au bord du vide : conscient du risque, en tant que réalisateur, mais confiant dans sa maîtrise. Résultat, 90 bientôt, et Les temps modernes n'a pas pris une ride.