Entre réalisme scientifique et fiction sanglante

Un jeune chirurgien espagnol a réussi une sorte de miracle fin mars 2010 : greffer un visage humain. A l’heure de ces prouesses scientifiques bien réelles, j’aimerais revenir sur un film ô combien ! effrayant, adapté du roman d’horreur de Jean Redon, Les Yeux sans visage. Le maître du cru George Franju s’y amuse avec brio, relatant les greffes de visages du professeur Génessier, avec cinquante ans d’avance sur les découvertes scientifiques réelles. Le cinéma nous offre à tout moment et en tous lieux ce que le réel donne en temps et en heure…


Je n’adhère pas à la vie mais à l’image. Ces images sont, comme dirait Baudelaire, mes fleurs maladives.
George Franju


Les premières scènes annoncent l’étrangeté de cet univers diégétique en noir et blanc et l’atmosphère est des plus angoissantes. Louise, la nourrice, jette à l’eau le corps d’une jeune femme qu’elle vient de kidnapper. Au même moment, le chirurgien et professeur Génessier, interprété par Pierre Brasseur, débite une conférence présentant son travail sur un ton monocorde :


Parmi les nouvelles espérances données à l’Homme, la plus grande n’est-elle pas de retrouver une part de sa jeunesse physique ? Cette espérance, l’hétérogreffe nous l’apporte (…) c’est-à-dire la transplantation sur un être humain de tissus vivants (… )


Il rejoint son manoir, une gigantesque demeure de luxe abritant un chenil bruyant et un bloc de chirurgie au sous-sol…


Sa bien-aimée fille, Christiane, interprétée par Edith Scob, a été défigurée lors d’un accident de voiture ; la voici condamnée à porter un masque pour cacher sa laideur.


Légendaire figure de fascination et d’effroi que le masque. Un visage angélique qui éblouit dans sa grâce figée, le visage d’une femme sans visage. Figure de cire, figure de sainte, figure de poupée. Sa chemise de nuit flottante, ses allures fragiles et son long corps maigre lui donnent l’aura d’un fantôme. Sans visage, elle n’est plus. Ni aux yeux de la société ni pour elle-même.


Son état fantomatique est sublimé dans une scène magistrale, dans laquelle Christiane retire son masque face à un miroir, s’approche lentement d'une jeune fille kidnappée attachée au bloc opératoire, en flottant comme une ombre, et lui encercle le visage de ses mains, comme si elle voulait lui voler ce que la vie lui avait retiré… La jeune femme se réveille en criant. On devine le visage ensanglanté de Christiane. Une scène magique où chaque seconde, jusqu’au cri final, incarne l’horreur dans son plus simple appareil. Notons également que cette scène figure la fascination de Franju pour les abattoirs, fascination qui l’aurait conduit vers le cinéma.


Les personnages avancent avec détermination dans leurs sphères respectives : Louise choisit ses proies au beau visage et aux yeux bleus, les enquêteurs traquent un meurtrier inconnu, le professeur découpe au scalpel ses victimes, tandis que son beau-fils enquête sur la disparition de Christiane.


Pourtant, tout le film semble tourner autour de la figure du père, le seul à garder son calme et dont la fascination morbide est, au final, le moteur de toute l'histoire. De sa maniaquerie chirurgicale découle la trame du scénario. De sa rationalité excessive semble provenir la bande musicale angoissante de Maurice Jarre, répétitive à l’effroi. Il y a aussi les aboiements plaintifs des chiens, ses cobayes vivants.


Les dialogues perdent aussi toute prise sur le réel. Le feu dans la cheminée, un acte de décès falsifié de Christiane, accompagnent les mots du père, qui semblent si détachés : « Pour ton bien, c’est pour ton bien Christiane… ». Les grands moments de silence nous plongent dans un abîme de suspens. Les mots, toujours, se défont des images, comme cet échange laconique : « Je t’ai fait tant de mal à toi aussi », ce à quoi Louise répond « Bien sûr, mais je n’oublie jamais que je te dois mon visage »


En guise de famille, on a en réalité ce trio infernal tenu en huis clos par le pacte du visage.


Un film sans tabou : pillage de tombe, suicide, meurtres de sang froid... Un film d’une beauté horrifiante où tout flotte, tout semble sur le point de vaciller à chaque instant ; une « fleur maladive » de Franju.


Date de sortie : 1960
Réalisateur : George Franju
Scénariste : George Franju, d’après le roman de Jean Redon
Pays d’origine : France

odreva
10

Créée

le 31 août 2018

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