Avant de proposer cet écrit, je juge nécessaire de préciser qu'il s'agit d'un exercice d'analyse assez personnelle produit pour un cours. Néanmoins, la forme étant libre, ce n'est pas un simple travail scolaire, ce qui me pousse à vouloir le partager ici. Le dossier était accompagné de photogrammes afin de faciliter la compréhension de l'analyse ; ne pouvant les inclure ici, je vous conseille d'avoir le film correctement en tête pour continuer. Bonne lecture à vous.

Photographe de formation, Bruce Weber réalise en 1988 avec Let's Get Lost l'un de ses rares projets au cinéma sur le trompettiste Chet Baker, icône du jazz dit West Coast, dont le talent semble aussi indiscutable que l'homme derrière apparaît comme un être détestable. A partir de ce constat, Bruce Weber interroge l'image de Chet Baker, tente de la percer, de se demander qui se cache derrière cette gueule d'ange à la voix si douce ; il est question d'un postulat intéressant pour un photographe de métier.


Si questionner l'image de cet artiste est tant important au sein du documentaire, le faire à travers de nombreuses archives paraît une évidence pour le cinéaste. Archives photographiques, certes, mais aussi cinéma et télévision, arts et médias de l'image avant tout. Néanmoins, il faut avec honnêteté reconnaître la volonté de ne pas traiter ces divers éléments comme des images de remplissage : il y a une mise en scène de l'archive. Dès la 6ème minute, les photographies sont déjà présentées comme un matériel de choix pour le cinéaste, avec ce stylo marquant les images de Chet Baker. Il y a une idée matérielle de ce type d'archives, que l'on retrouve quelques minutes plus tard avec le mur de photographies qui permet à la fois la présentation de l'artiste Chet Baker (conscient de l'image qu'il doit renvoyer, que nous comprenons grâce à l'anecdote des femmes et des belles voitures évoquée parallèlement au son avec l'entretien de William Claxton) et de la problématique, littéralement : que protège ce mur de visages angéliques – du même d'ailleurs ?


Le documentaire ne perd jamais cette volonté de réinventer de manière permanente la mise en scène de la photographie, il en devient presque trop évident que le cinéaste y porte l'un de ses plus grands intérêts, en témoigne, lorsque le sujet se resserre sur l'homme qu'est Chet Baker, la mise en scène de ce portrait tiré de celui-ci avec sa dernière compagne, Diane Vavra. Il y a une cohérence de la mise en scène avec ce qui est révélé par cette dernière simultanément au son. Nous ressentons l'amour-admiration de Diane pour Chet, mais le fait de ne les voir ensemble qu'à travers une photographie marque la distance entre les deux. Poétiquement, il y a une image de l'amour avec Chet Baker.


C'est d'ailleurs une archive qui sert de dernière image à l'œuvre, celle d'un film où Chet Baker, en guest star, chante pendant que le générique du documentaire défile, bouclant le questionnement centrale que nous proposent les archives sur l'enjeu de l'image.


Il y a une iconisation du musicien qui est volontairement affichée, mais Bruce Weber pioche dans ce personnage de la vraie vie pour en faire celui de son film, le film affirme même ses effets de fictions. Dès la scène d'ouverture, du cinéma direct, des personnages que nous ne connaissons pas, une discussion vague qui se précise sur le sujet du film (musique, puis Chet Baker, puis un concert dans la soirée). D'ailleurs, l'un des hommes réapparaît une heure plus tard dans le documentaire, nous le reconnaissons grâce à la singularité de son chapeau. Nous en venons même à nous demander si la rencontre n'a pas été programmée par le cinéaste, ou si la scène d'ouverture n'a pas été tournée, imaginée et mise en scène a posteriori. Bruce Weber assume l'aspect fiction de son documentaire. Des plans, même improvisés sur le vif, semblent bel et bien mis en scène. Cette scène comme ouverture est un choix fort car, par-delà son intérêt narratif, elle transmet une énergie juvénile incarnée ici par l'humour et la légèreté, les fredonnements et chants improvisés, les discussions et les passions évoquées pour la musique, la liberté des corps qui sautent, bougent, se roulent par terre et dansent au rythme de l'environnement et des airs sifflés par d'autres. L'énergie qui s'échappe de cette ouverture est d'une perfection rare, car à travers ces inconnus, nous avons déjà rencontré Chet Baker, sa liberté, sa passion de la musique, du rythme.


Ce n'est d'ailleurs qu'après que l'on découvre le visage de Chet Baker, dans l'obscurité de la nuit, presque vidée de toute énergie, une idée en contraste complet avec la scène précédente qui vient déjà annoncée un Chet Baker faible, mourant même. La mise en scène de cette version âgée, presque cassée, de Chet est aussi évidente qu'elle est subtilement parsemée au fil du film. Une idée de mise en scène est particulièrement remarquable par la violence qu'elle renvoie, il s'agit de cet entretien avec Chet où le cadre laisse apparaître une arme visant le trompettiste dans son dos, le même plan dans lequel, dans un moment de faiblesse, il se reconnait mourant et ne pense même pas vivre assez pour voir le film fini.


Si Chet Baker est filmé dans sa chute et ses addictions par Bruce Weber, le réalisateur n'oublie jamais de rappeler qu'il reste dans le temps un homme de musique. Celle-ci a une place majeure dans le film, assez logiquement, mais n'est pas une simple archive, avec beaucoup de cohérence, car elle n'est jamais une simple image de ce dernier. Au contraire, elle a presque un rôle de définition, elle navigue en permanence dans l'esprit si créatif de Chet Baker, expliquant sans doute son omniprésence, elle guide toujours le film, comme un voyage parallèle avec l'artiste, à défaut de pouvoir être admiratif de l'homme. Lives enregistrés, archives médiatiques réutilisées, ou même prises cinéma direct quand elle n'est pas bande originale off du film, la musique couvre tous les plans, toutes les scènes, tous les entretiens. Avec beaucoup de subtilité, elle disparaît juste avant que Chet ne prenne le relai, le laissant fredonner, chanter et improviser, dressant ainsi le portrait de l'artiste.

Nous pouvons sans gêne parler d'une esthétique du clip déjà présente lorsque le film ne se repose plus que sur la musique, notamment dans ce que le montage traite comme le climax du documentaire (à 1h45). Par effet d'opposition, la séquence suivante est un plan séquence, à proximité de Chet, où il chante dans le silence complet de la salle ; une opposition entre une forme qui transmet l'énergie "Chet Baker" et l'homme au moment du tournage qui n'est pas sans rappeler l'ouverture du film.

Le premier entretien avec Chet Baker où nous le rencontrons "intimement" le laisse dériver lentement sur la musique, marquant bien que cet Art fait partie intégrante de sa personne.


D'ailleurs, le traitement de l'entretien, extrêmement présent dans le film, est utilisé par Bruce Weber comme une progression pour aller du large (la musique et l'anecdote) à l'intime, jusqu'à une idée de mise en scène et de montage très forte et marquante, où Chet Baker est confronté par le film à sa famille, dont l'un de ses fils qu'il n'a pas vu depuis longtemps.


Les entretiens sont longs, nous devinons qu'ils sont montés et pourtant chacun a une durée déjà conséquente au sein du film, ce qui permet d'obtenir des mots très forts, notamment de la part des proches de Chet Baker, jusqu'à ces mots assez terrifiants qu'ils en font disparaître la musique (présence théorique de Chet) où sa mère reconnaît avoir été déçue par son fils.


Finalement, si Let's Get Lost se sert de l'iconisation de Chet Baker, il tend aussi à vouloir le déconstruire. Bruce Weber propose un glissement du musicien à l'homme, dans sa noirceur, son irrespect, mais aussi ses souffrances et ce dernier échange entre les deux hommes, celui où Chet se reconnait mourant en interpellant Bruce, montrant bien que le cinéaste n'a pas simplement construit son film sur Chet Baker mais aussi avec lui.

SKP
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 24 janv. 2025

Critique lue 16 fois

3 j'aime

Enzo

Écrit par

Critique lue 16 fois

3

D'autres avis sur Let's Get Lost

Let's Get Lost
G_Savoureux
9

This is always

Il est des personnages de cinéma qui marquent. Leur charisme, leurs aventures, leur présence suffit même parfois à construire une histoire passionante. Cela peut tenir à peu de chose. Un regard...

le 24 oct. 2010

8 j'aime

Let's Get Lost
JohnnySunshine
9

Critique de Let's Get Lost par JohnnySunshine

Ce qui n'aurait pu être que la réalisation déformée mais très belle d'un autre caprice de Bruce Weber, après Broken Noses, constitue en fait ce qui est probablement l'un des documents les plus proche...

le 19 juin 2016

4 j'aime

3

Let's Get Lost
SKP
9

Critique de Let's Get Lost par Enzo

Avant de proposer cet écrit, je juge nécessaire de préciser qu'il s'agit d'un exercice d'analyse assez personnelle produit pour un cours. Néanmoins, la forme étant libre, ce n'est pas un simple...

Par

le 24 janv. 2025

3 j'aime

Du même critique

Les Lueurs d'Aden
SKP
7

Critique de Les Lueurs d'Aden par Enzo

[Publiée le 31 Janvier 2024 sur Un Certain Cinéma]Les Lueurs d’Aden fait partie de ces films dont l’autour semble tout aussi intéressant que l’œuvre en elle-même. Ce n’est pas une excuse, ni une...

Par

le 19 août 2024

1 j'aime

Le Cheval de Turin
SKP
10

La Fin du Monde selon Béla Tarr

[Publiée le 11 Novembre 2023 sur Un Certain Cinéma]A la question « Qu’est-ce que la fin du monde ? », il ne serait pas surprenant d’entendre de nombreux films être cités, ils seront hollywoodiens,...

Par

le 19 août 2024

1 j'aime