L'étreinte du serpent résonne encore un peu comme la concrétisation d'un désir d'ambiance particulier que je pensais être le seul à posséder.
Me voilà donc rassuré ; je ne suis pas le seul à avoir désiré un jour filmer la jungle comme un cauchemar vivant, à l'ambiance hypnotique, aux relents tribaux et aux sonorités poisseuses.
L'étreinte du serpent est un voyage.
Un voyage géographique tout d'abord. Sur leur petite barque, les personnages progressent dans une forêt pleine de mystères, froissent de leurs rames la surface d'une eau comme une encre, sombre et gluante, dont le noir et blanc magnifique rend bien compte. En jouant véritablement sur le sonorités, et même, presque, les goûts et les odeurs, le réalisateur donne à son film une allure sensorielle qui embarque le spectateur sans lui demander son avis, dans une première scène radicale.
Le voyage se fait aussi double car temporel.
Le parti pris est osé mais assumé avec brio. Oscillant d'un récit à l'autre, en partie définies, le scénario est prenant : par le deuxième voyage on prend conscience des conséquences du premier. On peut saluer le travail fait sur le personnage principal dont l'évolution est admirablement soulignée.
Le réalisateur choisit avec intelligence de ne pas trop multiplier les retours en avant et en arrière pour privilégier de longs moments à chaque époque, retraçant chacun un segment équivalent du voyage, et afin de les relier de la manière la plus simple et puissante qui soit ; les transitions (dont une, long plan sur l'eau qui relie sans couper les deux époques) sont superbes.
Mais le voyage se fait surtout et bien sûr mystique.
Le pari est osé. Entendre "film expérimental colombien et argentin en V.O. et noir et blanc" peut en rebuter plus d'un, et en exciter d'autres, comme c'est mon cas. Imposant son esthétique contemplative, ses longs silences, la difficulté, aux premier abords, de son scénario, et son noir et blanc sublime, Ciro Guerra ne reste pourtant pas à ce constat érudit pour proposer un véritable voyage, touchant et parfois drôle, tout autant qu'effrayant et malsain.
Réservant même à un moment précis un trip hypnotique sous drogue amazonienne, rappelant avec puissance 2001, tout aussi scotchant, éprouvant et dérangeant, le film est traversé par un souffle existentiel et puissant, qu'on ne saurait bien définir ni bien saisir. Errance exigeante en terres inconnues, le film flirte avec l’expérimental, l'horreur, et offre à la jungle sa vraie dimension.
Restant toujours au niveau du sol, il plonge véritablement (plans en steady-cam impeccables à l'appui) entre les lianes et la boue et nous livre une fable tellurique hallucinante et hallucinée. Débordant d'ambiances malsaines, de passages dérangeants et menaçants (le cauchemar trouvera surement l'une de ses plus belles définitions cinématographiques dans les quelques scènes d'orgies sectaires, et de délires christiques qui ne sont pas sans rappeler un certain Apocalypse Now, rien que ça), Ciro Guerra donne enfin à la jungle amazonienne sa vraie dimension, loin des images distanciées de Yann Arthus-Bertrand, en proposant un retour brutal aux rituels violents, au danger permanent, à la violence immanente qui se dégage de la nature sous toute ses formes.
Troublant, le film ne cède jamais, comme on aurait pu le craindre, aux pressions écologistes de notre temps, pour renvoyer à la jungle dans ce qu'elle a de plus secret, de plus profond et s'éloigne bien de toute morale écolo pour assumer son récit glauque, poisseux, aux nappes de musiques glacées et hypnotisantes.
L'étreinte du Serpent est un cauchemar magique qui clôt l'année 2015 de la meilleure façon.