Le moins que l’on puisse dire, c’est que, de manière générale, les années 40 n’ont guère été brillantes pour l'humanité. Au cinéma en revanche, c’est – du moins, de mon point de vue – l’une des décennies les plus riches et intéressantes de l’histoire du septième art, et, au fil de mes découvertes, cela se précise de plus en plus.
Dernière pépite en date dénichée parmi les trésors des "forties", « Lettre d’une inconnue », sorti en 1948, qui marque la rencontre entre le réalisateur Max Ophuls et l’écrivain Stefan Zweig. Ceux-ci nous amènent – forcément – à Vienne, et nous présentent le mondain Stefan Brand, un ancien pianiste virtuose qui a trouvé le moyen, cette nuit-là, d’être défié en duel. Alors qu’il prépare ses affaires pour s’esquiver, notre homme découvre une lettre dont l’accroche l’attire immédiatement, et dont la lecture ne va pas tarder à le captiver.
Le film est construit tout entier sur un flashback, le récit suivant la lecture de la fameuse missive. L’histoire est d’abord narrée en voix off, puis vécue à travers les yeux du personnage de Lisa, qui l’a écrite. Le sujet semble, de prime abord, plutôt banal : la romance entre une jeune fille effarouchée, et un séduisant homme du monde. L’originalité tient donc ici à deux éléments principaux. Formellement, tout d’abord ; on s’attache uniquement au personnage de Lisa, dont l’on s’attache aux moindres faits et gestes. C’est elle que l’on suit, c’est elle qui conte son histoire. Deuxièmement, l’on connaît dès le début du film l’issue de cette histoire – c’est annoncé en préambule de la lettre. Dans cette optique, il importe moins de savoir comment la romance va terminer, mais simplement d’en suivre le déroulement. Déroulement, qui, quant à lui, me semble suivre le cheminement du genre du conte de fées : introduction, péripéties, résolution. Evidemment, l’issue n’est pas la même que d’habitude !
Une histoire pareille ne pouvait guère se dérouler qu’à Vienne – ville de la musique par excellence. La reconstitution d’Ophuls se préoccupe assez peu de crédibilité ou de réalisme. L’essentiel, c’est ce rêve, cette magie, que la ville et son ambiance incarnent. Les décors sont d’ailleurs féériques, éthérés et parfois presque surnaturels. Le parallèle avec le conte de fées s’impose à nouveau : tant que le songe se poursuit, le monde semble merveilleux. Mais lorsque Cendrillon découvre que son prince ne cherche qu’un coup d’un soir, et qu’il ne la connaît pas, l’illusion se brise, la réalité la rattrape et les ivrognes l’abordent familièrement dans la rue.
Le succès du film tient pour beaucoup à l’atmosphère qui se dégage de ces environnements fantasmés, ainsi qu’à la tendresse du regard d’Ophuls pour le personnage de Lisa, qu’il filme, toujours, avec une grande douceur.
Et puis, il y a Joan.
Joan, qui, née de Beauvoir de Havilland, prit le nom de Fontaine pour ne point nuire à la carrière de son aînée Olivia. Joan qui plaisantait sur la sienne, assurant ne faire des films que pour voyager et s’offrir une bonne table au restaurant. Joan, qui, enfin, est si parfaite dans le rôle de Lisa qu’il est impossible d’envisager qu’une autre actrice ait pu l’interpréter.
Joan était belle – c’est une évidence – avec sa peau d’albâtre, ses pommettes proéminentes, ses cheveux noisette et ses grands yeux. Cela dit, à Hollywood, en cette époque dorée du cinéma, les belles actrices étaient légion.
Pourtant, Joan possède quelque chose de plus, une sorte de charme aussi indéfinissable qu’irrésistible, qui la distingue de ses estimées consœurs. Est-ce sa manière de jouer l’étonnée, en haussant un seul sourcil ? À sa façon de sourire, gênée, en baissant le regard ? À sa voix douce et mesurée, peut-être ? Il est assez fascinant de constater, d’ailleurs, que, dans ses films, son jeu n’est souvent basé que sur une ou deux expressions… mais cela fonctionne !
Il y a un genre de détachement dans son regard, comme si elle comprenait mieux que tout le monde la futilité du cinéma, qui n’est, après tout, qu’un jeu. C’est peut-être ce qui la rend si craquante.
Evidemment, Joan éclipse un peu tout le monde, mais ses partenaires ne déméritent pas. Son vis-à-vis masculin, Louis Jourdan, possède notamment un charisme remarquable. Il se promène avec nonchalance et indolence sa classe insolente, saisissant parfaitement l’esprit de son personnage. Son léger accent – pas spécialement germanique, ni français – donne un caractère supplémentaire à sa prestation. Bien que les deux acteurs soient très différents, le parallèle avec Lawrence Olivier dans « Rebecca » m’apparaît évident.
« Lettre d’une inconnue » est une belle romance, qui s’apparente presqu’à un conte de fées. Il y a un prince charmant, une belle et douce jeune fille, un cadre fantastique et des aventures diverses, suivant grossièrement la construction d’une telle histoire… jusqu’au final. Final loin d’être heureux, certes, mais dont il est pourtant impossible d’être triste. Rarement l’expression de fin "douce-amère" ne m’a paru mieux s’appliquer. Et au fond, c’est en partie grâce à cette fin que le film est si beau.