Liberté suit une troupe de libertins contrainte de se dérober à la cour puritaine de Louis XVI. Ces aristocrates vont réfugier leurs mœurs légères auprès d’un duc prussien. C’est dans un de ses territoires que débute ce film et y demeurera. Car l’œuvre d’Albert Serra respecte les trois unités du théâtre classique. L’unité de lieu, une forêt prussienne, l’unité de temps, une nuit, et l’unité d’action, les protagonistes se livrant à un large catalogue de joutes sexuelles. La mise en scène, une succession de plans fixes uniquement, participe de cette référence ou inspiration du théâtre classique.
Ce film arbore un caractère éminemment subversif et on l’assimile volontiers à Salo. Cependant, les comparaisons, faciles, se limitent à la nature des pratiques sexuelles et renvoient évidemment aux écrits du marquis de Sade. Celles-ci paraissent dans Liberté entièrement non-simulées, ce qui n’est pas le cas chez Pasolini, et ne cristallisent pas la même violence, la volonté d’une classe bourgeoise et fasciste d’assujettir sur un plan physique et psychologique ses sujets oppressés. On ne peut réellement ausculter le lauréat du prix spécial du jury dans la catégorie un certain regard 2019 à Cannes à l’aune d’un prisme marxiste et la subversion à l’œuvre est de nature quelque peu différente.
Lesdites joutes dévoyées défient certes par moment notre résistance, comme peut en témoigner le départ précipité des deux autres spectateurs présents dans la salle où j’ai découvert ce film, toutefois cette œuvre décline l’insupportable sous différentes formes. Le caractère explicite ne constitue que la partie superficielle qui enveloppe cette réflexion sur l’insoutenable au cinéma. En premier lieu on nous inflige l’insoutenable par l’ennui, car on décèle une volonté du cinéaste catalan de le susciter durant l’épreuve que constitue la première heure du film. Les spectateur.ice.s sont assujetti.e.s à un début intentionnellement assommant, peu engageant. Cet ennui s’accompagne de l’insoutenable par l’incompréhension. Les personnages conversent en trois ou quatre différentes langues sans que leur lignes de dialogue soient sous-titrées. De surcroît, les bruits émanant de la forêt viennent couvrir un dialogue à un niveau sonore bien modeste. Ainsi, le fait que les spectateur.ice.s ne saisissent que partiellement ce que prononcent les acteur.ice.s engendre un sentiment de frustration. Ces éléments conspirent à rendre ce film une expérience accablante, à chasser inlassablement un certain confort auquel les spectateur.ice.s se sont accoutumé.e.s au cinéma.
La seconde partie du film s’affranchit de toute nécessité de dialogues, ou plutôt les personnages dialoguent par l’acte sexuel. On découvre peu à peu les rapports de pouvoir malsains qui régissent les relations entre ces libertins. Leurs névroses, que recelait la première partie du film, s’émancipent peu à peu du comportement bienséant initial pour s’exprimer violemment dans les interactions sexuelles. C’est à ce moment qu’intervient l’idée de mise en scène brillante d’Albert Serra, qui s’insère de manière idoine dans ses velléités provocatrices. La quasi totalité des scènes de sexe sont filmées à travers la vitre des cabines dans lesquels voyagent ces aristocrates. Liberté renvoie ainsi le spectateur à sa position de voyeur, l’invite à s’interroger sur ce qu’il peut tolérer à l’écran, quel degré d’insupportable il est prêt à accepter. Albert Serra nous fait questionner notre geste, notre venue dans cette salle. C’est dans cette mise à distance subtile que l’on constate toute l’effectivité de l’acte subversif du cinéaste catalan. Ce ne sont pas réellement des images de pratiques coïtales qui colonisent notre esprit à la sortie de ce film, mais davantage un examen, une révision de nos pratiques cinématographiques qui nous animent les jours qui suivent.
Liberté est en définitive un grand appel à une auscultation sérieuse de notre rapport à l’insoutenable sous ses formes les plus diverses à l’écran, un projet ambitieux d’un caractère provocateur singulier qu’il convient de saluer.
8/10