Le Japon exerce une fascination toute stendhalienne sur les cinéastes étrangers – le modérément réussi Lost in Translation de Sofia Coppola en étant le plus fameux exemple. Théâtre spectaculaire du dérèglement économique néolibéral mais aussi terreau de profondes traditions, d’intense héritage patriarcal et de conservatisme social tenace. Un paradoxe à même d’attirer moult réflexions plus ou moins réussies sur le sujet. La dichotomie traditionnellement admise entre ces deux pans de la société nippone – fièvre urbaine occidentalisante d’une part, spiritualité ancestrale bien tranquille de l’autre – a en quelque sorte cristallisé la vision de nombreux metteurs en scène venus d’ailleurs pour en saisir le charme contradictoire.
Abbas Kiarostami fut l’un d’eux. Mais contrairement à son homologue américaine (Coppola fille), le cinéaste iranien a fait le choix dans ce Like Someone in Love de ne pas substituer à l’identité abstraite japonaise une ou des personnalités exogènes (Murray-Johansson) actrices d’une histoire à l’avance toute tracée selon une perspective occidentalo-centrée et somme toute modérément affectées par le dépaysement culturel.
Kiarostami déjoue ce piège pour plutôt s’engager sur la voie d’une fusion esthético-diégétique irano-nippone. Force est de constater que les deux identités sont manifestement miscibles et accouchent d’un précipité des plus séduisants. Il y a dans le cinéma de Kiarostami – et plus largement je pense le cinéma iranien – des connivences évidentes avec la sensibilité japonaise à l’égard du médium.
Dès la scène d’introduction dans le bar, la caméra est posée comme observatrice discrète moins que comme actrice invasive d’une quelconque trame scénaristique appelée à se dérouler sous les yeux d’un spectateur en situation d’attente. En cela Kiarostami s’inscrit dans la lignée des grands maîtres japonais du cinéma intimiste, Ozu en tête, pour lesquels le film est un rejeu constant de situations banales pouvant quelquefois faire ressortir une vérité tangible sur les rapports humains.
À la différence toutefois que là le réalisateur introduit la dimension road-trip caractéristique de tous ses métrages. La caméra quitte l’endroit où le marché a été scellé contre l’avis de la jeune femme (j’y reviendrai) pour aller se poser dans l’habitacle resserré et protecteur de la voiture. Celle-ci peut être vue comme le lieu de la transition – de la transaction – entre un état de liberté où la parole avait encore valeur contestataire (même fictive) et un état d’emprisonnement incarné par la dimension contractuelle et contraignante du rapport monnayé.
Peu de cinéastes se risquent à filmer des séquences automobiles aussi longues, d’autant plus lorsqu’elles sont expurgées comme ici de tout dialogue à même de tenir le spectateur dubitatif sur ses gardes. Kiarostami le fait pourtant et le fait bien. Ce choix d’introduire la grand-mère dans l’histoire de cette jeune fille dont on ne connaît que le nom permet en quelques minutes de nous en dépeindre son portrait en négatif. Sans grand discours, on perçoit tout le poids du drame social qui est à sa manière remobilisation de l’opposition nippone entre urbanité interlope et ruralité traditionnelle. Les messages de la grand-mère résonnent dans les écouteurs comme une conscience venant troubler la routine dévitalisée d’Akiko (révisions pour son examen, prostitution, relation toxique avec un copain violent). L’attente statuaire de l’une contraste avec la mobilité motorisée de l’autre, qui tourne par deux fois autour d’elle selon un sens antihoraire, sans apparemment penser à aller la saluer « en coup de vent ». Désir de préservation d’une aïeule dans l’ignorance de l’activité prostitutionnelle, honte de soi-même, inconfiance en son langage pour se pourvoir de faux-semblants ?
Le langage est au cœur de la profession du vieil homme qui s’est acheté les services d’Akiko. Anthropologue, sociologue ou plus simplement traducteur ? En un sens il paraît incarnation de l’empirisme du savoir sur le réel, de cette expérience dont il fait la leçon au petit ami débile d’Akiko. C’est à travers son personnage que Kiarostami fait poindre, avec retenue, une forme de critique sociale. Il est en quelque sorte le dépositaire d’une tradition certes conservatrice (surannée) mais sachant laisser de l’espace à l’expression de sentiments contraires à la fiction conjugale, dans l’optique de préserver celle-ci sur le long terme.
Y a-t-il des traits de l’Iran contemporain à retrouver dans ce Japon dont on nous vante si souvent les mérites ? L’apparence du savoir émancipateur (l’université de sociologie, matière qui n'a pas été choisie au hasard) est rapidement rattrapée par les inconsistances d’une vie privée entièrement soumise à l’homme et ses désirs, d’un système patriarcal qui inhibe tout libre-arbitre. Une jeune génération complètement engoncée dans l’idée de puissance, d’accaparement des ressources marchandes dont le corps féminin est devenu l’un des matériaux essentiels à la survie du modèle capitalisé de la prostitution.
Un corps soumis à la violence, aux pulsions sexuelles étrangères, au désir consenti en échange de rémunération. Mais la question du consentement se pose dès lors que la parole est dévaluée dans sa faculté émettrice de choix ontologique : la scène du bar vient l’illustrer remarquablement. Surveillée, encarcanée dans l’aspiration de l’homme à tout contrôler d’elle, la femme s’en voit réduite au mensonge et à la soumission, uniques échappatoires au déferlement de violence appelé à venir sanctionner tout manquement à l’autorité établie.
Like Someone in Love illustre la rencontre fortuite mais nécessaire entre deux éléments forgés en opposition par les diktats sociaux contemporains (la jeunesse et l’antique) dont va découler temporairement, au détour du réconfort de quelques mots, de rares gestes, de belles attentions, l’idée d’un bien humaniste et pur, éloigné de tout soupçon. Kiarostami dit tout à partir de rien ; il crée du rêve à partir de la réalité : la définition d’un grand cinéaste.