J'ai beaucoup aimé ce film. Il traite de sujets complexes avec beaucoup de finesse, la réalisation est maîtrisée et sert bien son sujet sans tomber dans la virtuosité, et les actrices et acteurs sont très justes.
J'aimerais commencer par remarquer que le résumé de SensCritique est claqué au sol : au-delà d'être erroné, ce résumé est grave. Il y est dit que Clara et Felice "ne s'aiment plus mais sont incapables de se quitter". Alors non, Clara est victime de violences conjugales, voudrait quitter son mari (et le verbalise clairement), mais ne peut pas car c'est une femme, on est dans les années 70 et c'est compliqué. Pire, le résumé dit "Clara va insuffler de la fantaisie et transmettre [à ses enfants] le goût de la liberté, au détriment de l'équilibre familial" (!) Soyons bien clairs : aucune des attitudes de Clara ne met en péril l'équilibre familial, bien au contraire, alors que la violence inouïe de son mari sur elle et ses enfants est absolument dévastatrice.
Le film traite de sujets sensibles et très délicats à bien représenter. Comme dans la vraie vie, ces thèmes sont entremêlés :
Un sujet central est la question de la transidentité en tant qu'enfant/ado : l'aîné de la fratrie, Andrea, se décrit comme "un garçon dans un corps de fille". On vit le malaise identitaire mais surtout la violence et l'hypocrisie de la société. On sent qu'Andrea n'a pu compter que sur sa mère, qui l'écoute et fait preuve de respect. Le film représente le passage de l'enfance à l'adolescence : Andrea tombe amoureux d'une jeune fille du voisinage. Les escapades avec elle sont à la fois réelles et symboliques : ce sont des escapades dans un endroit interdit (les roseaux) mais pleines de douceur et d'amour, loin de la violence et du malaise.
Un deuxième sujet fort est la violence conjugale. Le père est un homme très colérique, qui instaure un climat de peur dans la famille, qui bat, viole et maltraite psychologiquement sa femme et qui frappe également ses enfants. Plusieurs scènes sont glaçantes. La réalisation est très juste : on ressent qu'on n'y peut rien, que l'attitude de cet homme, certes monstrueuse, s'inscrit dans une forme de normalité avec laquelle il faut composer. Le mariage est un huis clos duquel rien ne doit sortir, sous peine d'opprobre sociale.
A la fin du film, une scène vient toutefois réparer quelque chose : quand Clara, au pic de la dépression, part en maison de repos, la mère de Felice vient à la maison pour s'occuper du ménage et des enfants, et assiste à une colère violente de Felice qui s'en prend aux enfants et à elle-même. Cette scène est importante car elle fait sortir du huis clos : la maltraitance de Felice est exposée, révélée à une personne tierce, la souffrance de Clara ne peut plus être considérée comme imaginaire.
Au sein de ce climat de violence, Clara apporte un amour infini à ses trois enfants, s'échappe avec eux dans l'enfance, dans l'imaginaire et dans la joie. Ce n'est pas facile en tant qu'adulte de se replonger vraiment dans l'enfance, sans projeter des trucs d'adulte. Ici j'ai vraiment eu quelques madeleines de Proust en suivant Adri et les autres. Je pense notamment aux moments dans les roseaux ou dans les sous-sols de la maison de vacances : je me revois en train de faire plein de conneries avec la bande de copains, avec l'impression d'être une aventurière de ouf. On ressent aussi bien cette joie singulière de l'enfance, une joie différente de celle ressentie quand on est adulte (plus intensément vécue? moins scriptée ? moins bridée?).
Quelques mots sur la réalisation. Les premières scènes du film sont subjuguantes : un gros plan sur le visage de Penélope Cruz, puis une scène jubilatoire de la mère et ses enfants qui mettent la table en dansant. Dès ces deux premières scènes, on sent que rien n'est laissé au hasard et que rien n'est gratuit : il fallait zoomer sur la détresse et les larmes pour comprendre l'importance de danser et d'oublier. Tout au long du film, la réalisation se fait discrète alors qu'elle est extrêmement soignée et toujours au service de l'empathie. On ressent en direct la peur, la joie, l'amour, l'impossibilité à dire, le malaise, le regard social…
J'ai lu que le réalisateur avait mis beaucoup de sa propre histoire dans ce film. Quoiqu'on en dise, ça aide à ne pas faire n'importe quoi avec des sujets aussi sensibles. Il imbrique les sujets individuels, familiaux et sociétaux avec beaucoup de justesse. Il ne donne pas de réponse, il montre.