Au début, la grenade peine à être dégoupillée (tout l'inverse de la Fièvre de Petrov). On sent Serebrennikov coincé dans un format serré en noir et blanc, incarnation de l'URSS. On sent Ben Whishaw timide et sage. On a l'impression d'un film classique, américain (ça parle anglais, même à Kharkhov et à Moscou), loin des envolées lyriques auxquelles Kirill Serebrennikov nous a habitué. Bref, la ballade commence comme un poème classique, douze vers, rimes soignées et coupes à l'hémistiche. L'inverse de son personnage-poète.
Mais quand la grenade est dégoupillée, la ballade se libère, la caméra s'envole dans des plans-séquence auxquels le réalisateur russe exilé en France nous a habitué. Et Ben Whishaw se lâche, lui aussi, dans ce qui s'avère être le portrait d'un homme, d'un pays et d'une époque qui rendent fou. Une fois aux États-Unis, les rues deviennent celles de Taxi Driver, avant que Serebrennikov ajoute à son Toxic Writer des touches de folie, n'hésitant pas à rappeler que tout cela n'est qu'un décor et n'existe pas ailleurs que dans le film (un gimmick depuis les cartons de Leto indiquant que ceci n'a jamais eu lieu). Ici, pourtant, au-delà de la ballade, l'Histoire s'écoule. Les dates sont incrustées dans le décor, les événements historiques projetés contre les murs, qui s'effondrent, dans le même plan on passe d'une époque à une autre.
Les quelques plan-séquences virtuoses, accompagnés d'une BO toujours impeccable quoique prévisible si on a vu ses précédentes oeuvres, élèvent le film au niveau fiévreux où on l'attendait. Serebrennikov efface l'empathie que Carrère avait pu incruster dans sa biographie fascinée de l'écrivain poète voyou puis fasciste, pour faire de son protagoniste un homme affable (pouvant rappeler par moments, dans le jeu d'acteur comme dans la mise en scène, l'Apprentice Américain qui mûrissait à la même époque, au même endroit, en haut des tours), de plus en plus rongé par son égo, son temps, sa volonté en faillite et sa grande ambivalence.
Ambivalent, voilà un mot qui résumerait aussi bien le personnage de Limonov que le film de Serebrennikov. (Dommage que le film passe un peu trop vite sur la période plus politique de ce dangereux personnage.)