"There is darkness everywhere, mister Lincoln."

Il est désormais de notoriété publique que chaque sortie d’un film de Spielberg déchaine les passions, et dans tous les sens du terme bien entendu. Si personnellement j’accuse encore le coup du poignard dans le dos que constituait Indiana Jones 4, je demeure encore excité par l’annonce de chacun de ses projets. Ayant trouvé respectivement agréable puis plutôt mauvais Tintin et War Horse, l’annonce de Lincoln avait de quoi me redonner espoir autant que de quoi m’effrayer. Car au fond de moi, je redoutais le syndrome Amistad, celui du film facile, pas inspiré, feignant.

Au-delà des tribulations d’un célèbre chasseur de vampires, il y avait en effet de quoi craindre en Lincoln l’apologie absolument unilatéral d’un homme considéré comme un des plus grandes figures des Etats-Unis. Et ce d’autant plus que War Horse souffrait de ce genre de problème d’écriture. Mais il y a quelque part en Lincoln les fondations d’une belle œuvre de cinéma sur lequel le récit s’appuie solidement. Loin de la bêtise et de la vision nunuche d’Amistad, Lincoln est un film construit sur la finesse, l’ambiguïté et le doute. A noter que le scénario a bénéficié des soins de Tony Kushner, scénariste de Munich, et de John Logan qu’on a désormais plus vraiment besoin de présenter.

A plus d’un moment, on a peur que le film sombre dans un abîme de facilité. Rien que le début m’a de suite effrayé, avec ces rappels historiques sous la forme de cartons qui confèrent au film une sorte de didactisme assez mauvais. Autant je comprends qu’il faille introduire le contexte pour les moins sensibles à l’Histoire d’entre nous, autant je reste persuadé qu’un moyen plus subtil (et plus efficace) existait. Fort heureusement, le film s’échappe de ces considérations par la suite. Loin d’être finalement un vieux dictionnaire glorifiant sur la vie de Lincoln, le film de Spielberg se pare d’un refus de la divinisation. L’homme, l’être humain, est au cœur du métrage. Abraham Lincoln n’est finalement qu’un être fatigué, tantôt faible, tantôt avide d’un pouvoir dont il a besoin pour mener une politique à laquelle il croit sincèrement. Daniel Day-Lewis s’obstine donc à jouer dans la retenue, là où un certain sur-jeu (que la bande-annonce laissait présager) aurait presque pu trouver sa place.

Que ceux qui attendent de légendaires scènes de bataille de la guerre de Sécession rebroussent d’emblée chemin : ces dernières n’occuperont que la première minute du film. Là n’est pas le sujet de Spielberg, même si toutefois ce dernier ne manque jamais de rappeler que les évènements qu’il décrit se passent en temps de guerre. Le conflit que décrit le père Steven se déroule bel et bien sur l’échiquier politique des Etats-Unis. Lincoln est bien entendu un film bavard, mais pas dans le mauvais sens du terme. L’écriture s’affranchit (c’est le mot !) de tout temps mort, malgré une mise en route peut-être un brin longuette.

Le caractère quelque peu manipulateur des mots au sein de Lincoln permet à Spielberg de rappeler de manière assez intelligente un fait quelque peu oublié de nos jours : Lincoln place la balle dans le camp Républicain, et inverse un schéma désormais trop habituel au point d’en devenir nauséabond, nourri par les clichés d’une conception peu mature de la politique. Cependant, il ne tend pas à rajouter des couches sur cet « inversement », et le traite simplement, mais efficacement. D’ailleurs, d’une manière générale, Spielberg n’en fait pas des tonnes. Point de ralentis sur des noirs maltraités à coup de fouet par des méchants blancs sous les puissants violons de Williams. Comme dit plus haut, le film se cherche un équilibre qu’il parvient à conserver de manière relativement efficace pendant sa durée.

Pour ce faire, là où Spielberg use parfois de ce qu’on pourrait prendre comme des « facilités », il n’hésite pas à contrebalancer presque immédiatement son propos afin que le propos du film ne s’effondre pas. On retient finalement de Lincoln bien peu de superflu, et on ne peut être que satisfait vu la relative « difficulté » du sujet, du moins si l’on cherche à en faire quelque chose d’un minimum intelligent et subtil.

Au sein de sa carrière, il n’est désormais plus surprenant de constater que Spielberg a bénéficié de tout type d’influences. Ici, il façonne son Lincoln dans le cinéma d’un certain John Ford. L’élégance de l’écriture trouve son écho dans la mise en scène, discrète, mais d’une efficacité à toute épreuve. Plus que jamais, Spielberg utilise ses outils et manie son style à merveille pour filmer son sujet. D’un naturel plutôt posé, la réalisation de Lincoln ne s’empêche pas de jouir des désormais traditionnels mouvements virtuoses de la caméra. Refusant autant que possible, toujours comme à l’accoutumée, le découpage des plans, Spielberg travaille son rythme sur la longueur et la majestuosité. Il permet à ses acteurs de composer au sein de leurs personnages n’en demandant pas moins.

Retrouver les collègues habitués de Spielberg au sein d’un de ses films est désormais un véritable rituel. John Williams, Michael Kahn, Janusz Kaminski... tous répondent à l’appel. Finit l’overdose musicale de War Horse : Lincoln gère les compositions de John Williams en douceur, et les répartie avec sagesse en son sein. A aucun moment le film ne se laisse emporter par des compositions musicales prenant le dessus sur tout le reste. C’est une règle qu’observe également le travail formel de Kaminski. Bien que celui-ci offre au film des plans absolument remarquables, il ne sombre pas dans l’overdose de traitements photographiques susceptibles faire sombrer le film dans la superficialité. Bien que le film, selon les séquences, reste marqué par un style bien particulier de photographie, elle s’articule autour, à l’instar des autres éléments, avec plein de justesse. Pour Janusz Kaminski et Steven Spielberg, il est probable que ce soit leur dernier film tourné en pellicule. Si cela s’avère être le cas, j’estime que c’est un beau mot d’adieu.

Si la fresque politique de Steven Spielberg laissait plus d’un sceptique lors de son annonce, elle prouve aujourd’hui, avec justesse, et parfois brio, que le cinéma du maître Américain vit toujours pleinement, et ne s’est pas embourbé dans une facilité et un manichéisme outranciers. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur Lincoln, œuvre mature d’un cinéaste l’étant tout autant. Il y a, au sein de ce film du simple, du beau, et du grandiose. Je ne saurais dire si Lincoln est un grand film, peut-être pas, peut-être même qu’il en est loin... Mais il contient assurément du grand cinéma. Du beau cinéma.

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le 25 janv. 2013

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Lt Schaffer

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