En pastichant à la lettre, tant pour rendre hommage que pour parodier, l'esthétique des grands films américains des années 50, Todd Haynes peut de prime abord dérouter.
L'exercice de style s'avère en effet perturbant tant il reprend sans les faire siens tous les codes des films d'alors : plans amples à la grue, couleurs éclatantes tout droit sortie d'un technicolor daté, musique grandiloquente et surannée, décors rococo, ...
Haynes impose son cadre formel comme un premier plan dont, une fois (rapidement) saisie l'ironie, il permet une autre lecture, nous laissant découvrir alors une toute autre œuvre, d'une cruauté assez déchirante.


Loin du paradis est le récit d'un film qui dans son cadre esthétique se dynamite lui-même. La rigueur avec laquelle le réalisateur ne se détache jamais de son choix esthétique rend encore plus tragique tout ce qu'il s'y passera ; c'est comme si la forme dans ce qu'elle a de désuet n'était que la plus grande des poupées gigognes renfermant en elle de multiples et tragiques plus petites qui sont le vrai propos de son film.
En son départ presque ridicule par sa vision d'une Amérique idéalisée (belle femme bourgeoise vivant dans un lotissement cossu, entouré par son mari incarnant le business man absolu, par ses deux enfants adorables, sa servante et son jardinier noirs et par ses amies et voisines), le film vire vite à la terreur proprement étouffante lorsque se dessinent très insidieusement les fêlures qui vont briser tranquillement ce cadre aux apparences parfaites.
Par la mise en scène de discussions hypocrites aux compliments permanents et des tentatives pour rester dans le paraître et ne jamais rien laisser voir de ce qui ronge en son sein, Loin du Paradis devient la description minutieuse de la mort annoncée d'un idéal absurde et imposé.


Todd Haynes se prête donc lui aussi au jeu, restant sans écart dans le paraître grâce à une mise en scène figée qui sied à celle du cinéma de l'époque, jouant habilement avec la pudeur se confondant vite avec la pudibonderie, obligeant à cacher ce qui ne peut être montré, ne disant jamais ce qui doit demeurer tu.
Il distille pourtant subtilement et au fur et à mesure de l'avancée de son récit des thèmes impossibles à entendre pour l'époque, et qui portent en eux le témoignage de l'autodestruction d'une société aveugle qui cache sous ses airs de publicité sur papier glacé une violence extrême mais sourde.


Le drame peut commencer.
La femme n'est que celle d'un homme qui brille en société, réduite à son rôle de mère de famille et d'épouse aux petits soins, prenant toute la charge mentale sur ses épaules sans jamais flancher. L'homme doit être le patriarche solide, incarnant l'autorité et la virilité (voire la violence) bien que distant de ses enfants, soumis à des horaires de bureaux tardives, jouant au golf avec ses collègues, incarnant jusque dans sa chair un nouveau modèle économique qui imposera sa norme culturelle et esthétique. Les enfants jouent à la poupée et au petit train à Noël. Les noirs n'ont que des emplois invisibles (servante, jardinier, garagistes) et rentrent le soir dans leurs ghettos.


Tout le monde est à sa place déterminée.
Tout est donc en ordre pour que jaillissent les étincelles qui incendieront paisiblement cette jolie photographie ; il s'avère que l'homme souffre de la maladie de l'homosexualité, que les noirs osent avoir un avis sur l'art contemporain, que la femme tombe amoureuse de son jardinier lui-même noir.
Adultère, racisme, homosexualité et lutte des classes se percutent.


Le film vire alors, toujours sans sembler le dire, toujours avec une malicieuse délicatesse, au drame poignant, pour devenir le récit d'amours impossibles.
Comme les fleurs qui éclosent au printemps lors du plan final faisant écho à celui de l'ouverture montrant les feuilles mortes de l'hiver, la vie, les sentiments, plus forts que tout, non choisis, crient silencieusement leur douleur de ne pouvoir percer l'émail glacé d'une époque où tout un chacun est épié.


Il faut évidemment célébrer les interprétations unanimement parfaites des comédiens (le trio d'acteurs principaux bien sûr, Julianne Moore en tête, dans ce qui restera probablement l'un de ses plus beaux rôles pour lequel un Oscar n'aurait pas été de trop) qui permettent à ce film toute sa nuance.


Lorsque l'émotion ne nous prend pas de court, c'est souvent l'horreur qui prend le dessus tant Todd Haynes réalise avec Loin du Paradis, qui dès son titre (qu'il faudrait lire "Proche de l'Enfer") signale son cynisme, un film finalement impossible à faire sans ce choix esthétique auto-imposé, qui n'est donc jamais un objet fétichiste ou technique. En figeant son œuvre dans ce parti-pris d'exercice de pastiche, il démontre combien l'histoire qu'il raconte aurait été impossible à faire à l'époque, et peut-être même dans la notre. En effet il eut été plus simple, en 2002, et encore plus aujourd'hui, et, espérons, encore plus demain, de résoudre une telle situation puisque le film donne lui-même les clefs de sa résolution ; l'homosexuel n'aurait pas été contraint de se marier avec une femme et celle-ci aurait pu donc se défaire de son rôle d'épouse et de mère pour s'adonner pleinement à l'amour avec l'homme qu'elle aime.


Au son des violons, Todd Haynes raconte pourtant l'inverse, et signe un immense portrait de femme jamais libre, mais toujours forte et poignante, et son film se dévoile donc comme un drame sensible sur un amour impossible et l'interdiction d'être pleinement soi.


Un film impossible.

Créée

le 20 janv. 2021

Critique lue 365 fois

Charles Dubois

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