Le film d'animation Rango l'annonçait, et on n'a rien vu venir : Gore Verbinski aime le western, le vrai, celui qui résiste aux ruptures de ton et se mange à toutes les sauces.
Le costume de Johnny Depp est le premier leurre, et le plus gros : il sortirait d'un asile pour fans compulsifs de Jack Sparrow que ça ne surprendrait personne. Ce personnage-là trimballe une folie douce que le public attend/redoute depuis Pirates des Caraïbes, et pourtant, l'oiseau mort qui lui sert de couvre-chef n'est un ressort comique qu'en apparence. Au contraire, les animaux font à eux seuls office de note d'intention dans Lone Ranger : pas de gentil compagnon pour égayer le voyage mais le cadavre d'un volatile vissé sur le crâne d'un indien perturbant. Pas de bêbête mignonne à l'anthropomorphisme inavoué mais un cheval dont les irrésistibles gags qu'il provoque semblent sortis d'une autre dimension, appuyant par le rire l'aura mystique de l'animal. Pas d'adorable quadrupède susceptible de faire vendre des peluches, mais des lapinous carnivores dont la dentition vaut bien celle du cavalier sans tête de Tim Burton.
Visiblement plus à ça près, Lone Ranger s'autorise à tuer dans l'oeuf tout suspense quant au sort de l'un des héros, le récit étant raconté en flash-back par l'un des membres du duo : devenu une pièce de musée (au sens propre), il relate son histoire passée face à un gamin incrédule et fasciné. Cet échange entre le conteur et son auditoire pose d'emblée les bases du projet Lone Ranger : faire d'un film a priori inoffensif un témoin déjanté de l'expansion américaine, avec tout ce que cela comprend d'écarts au sein d'une prod ultra calibrée. A commencer par un duo vedette qui n'en est pas vraiment un : à première vue proche du buddy movie ensablé promis par sa bande-annonce, Lone Ranger décrit en réalité ses deux têtes d'affiche comme des protagonistes bien distincts, forcés à collaborer sans que les qualités/défauts de l'un ne dévient l'autre de sa trajectoire personnelle, ni qu'aucun des deux ne devienne le sidekick ou le faire valoir de son compagnon d'infortune. Une méthode d'écriture qui tourne joyeusement le dos au confort rigolard de la grande majorité des productions de l'oncle Walt, Pirates des Caraïbes inclus.
Et toute l'aventure de souffler un vent de liberté bienvenu, Lone Ranger se montrant tour à tour décalé, sombre, triste et trépidant. Malgré un choix musical aux intentions comiques évidentes, le climax se garde bien de trancher entre tous ces registres : Verbinski préfère les entremêler dans un tourbillon de péripéties rocambolesques et ultra-speed, jusqu'à une image finale qui fait sens avec l'ensemble des enjeux thématiques de Lone Ranger. Une image qui hante (là encore, au sens propre) le générique de fin, celle d'un homme qui erre seul sur une terre qui lui a été ravie par la marche du progrès...et dont la silhouette devient le symbole d'un peuple déraciné, devenu apatride sur son propre sol. A l'échelle des sorties annuelles, la démarche est déjà précieuse. A celle d'une production Disney, elle l'est bien plus encore, Lone Ranger foulant l'air de rien le même territoire que La Porte du Diable, incroyable western pro-indien signé par Anthony Mann à l'aube des années 50.
Nous sommes donc à cent lieues d'un film (assez réussi au demeurant) comme La Princesse et la grenouille, qui "imposait" une héroïne black bien vite réduite à l'état d'aimable batracien. Dans son humour loufoque, son envie de métissage culturel et sa dimension spectaculaire, Lone Ranger a clairement plus à voir avec l'audace créative d'un Aladdin. Sauf qu'ici, pas de contrée orientale lointaine, c'est le passé d'une nation que Verbinski affronte au fil d'un spectacle financé par Disney, soit l'un des groupes les plus puissants de l'industrie audiovisuelle locale (et mondiale). Le même groupe, d'ailleurs, dont le fondateur luttait de son vivant pour que ses employés ne puissent pas se syndicaliser, privilégiant une logique tayloriste de la création artistique.
Certains verront peut-être en Lone Ranger une montagne de mauvaise foi et de bienpensance plus qu'un divertissement salvateur, préférant ne retenir que les maladresses narratives qui émaillent le film (en même temps, avec une telle diversité tonale, tu m'étonnes !). Libre à eux de se priver du ride le plus surprenant et ovniesque de l'été, que seule sa promo sera parvenue à déguiser en énième grand spectacle propre sur lui. A l'écran, on se dit que le légendaire logo Disney a rarement été aussi utile en début de projection : sans lui, on aurait du mal à croire qu'ils ont participé à une telle entreprise.