Le contrexemple

Lord Jim … Je ne féliciterai jamais assez Richard Brooks d'avoir adapté le roman de Conrad au cinéma. Le film est très fidèle au roman "dans la mesure" où il respecte les grandes lignes et les différentes péripéties du roman. Parce que le roman que je n'ai lu qu'une fois m'avait à l'époque paru tellement complexe qu'on finissait même par en perdre le sens général. Je m'y suis replongé le temps d'élaborer cet avis et cela ne m'a pas vraiment donné envie de le relire … Cela vient, entre autres, du choix de Conrad d'utiliser un personnage "auxiliaire" (et pourtant omniprésent) Marlow qui entreprend de raconter l'histoire de Jim. Mais comme Marlow ne l'a pas suivi pas à pas (il ne l'a connu qu'à ses tout débuts), il est obligé de reconstituer sa vie à travers ceux qui l'ont connu avec beaucoup de digressions, de retours en arrière, d'interprétations, de discussions …

Dans le film de Brooks, Marlow existe aussi mais son rôle passe d'autant mieux qu'il clarifie, pour le spectateur, certains points de la personnalité de Jim.

Dans les deux cas, roman et film, Marlow joue un peu le rôle de celui qui raconte les aventures d'un héros de légende dont les actions ont une part de mystère ou d'inconnu.

Au départ, il s'agit d'un jeune officier de marine, Jim, ambitieux et avide de gloire. Un faux-pas, ou plutôt un acte de lâcheté, le remet face à lui-même et le radie de la Marine. Dès lors, il ne cessera de vouloir se prouver à lui-même qu'il n'est pas un lâche, en particulier dans l'organisation d'une révolte dans un "comptoir" mis en coupe réglée par deux aigrefins méchants.

Le film se caractérise par de belles scènes de bateaux pris dans une tempête et surtout un tournage au Cambodge dans les splendides paysages du temple d'Angkor. La mise en scène de la bataille est remarquable par sa grande lisibilité et un véritable suspense car l'équilibre des forces n'est manifestement pas en faveur des assaillants.

D'ailleurs, je serais curieux de savoir dans quelle mesure Coppola ne s'en est pas inspiré une quinzaine d'années plus tard dans "Apocalypse Now" (qui est un film tiré aussi d'un roman de Conrad, "Au cœur des ténèbres") car bien des scènes y font penser comme les mouvements lents des bateaux sur le fleuve, les jeux de brume, etc …

Dans "Lord Jim", l'autre point fort est un casting impressionnant. Le personnage de Lord Jim est tenu par un énigmatique et pensif Peter O'Toole. Dont le fameux regard magnétique reflète une volonté farouche de se racheter ainsi que le remords qui le poursuit. Le héros marqué par un Destin implacable où qu'il aille, quoique il fasse.

Les personnages auxquels Lord Jim devra se confronter et qui sont tout ou partie du Destin sont joués par James Mason, Curd Jürgens et Eli Wallach. Pour ce dernier, remarquons un anglais étrange mâtiné d'un accent français (dans la VO).

La seule femme du casting qui procure quelques instants de sérénité à Lord Jim est joué par une impressionnante Daliah Lavi que je ne connais pas. Et qui donne envie de connaître.

"Lord Jim" est un film qui mène une belle réflexion sur le courage, la peur, l'honneur qui font basculer le destin d'un homme vers un statut de héros ou au contraire celui de lâche.

Habituellement, je considère que l'adaptation d'un roman au cinéma est un exercice riche et intéressant même si, par force, le film ne peut reprendre qu'une partie du roman. Le roman devient alors une base de données permettant d'approfondir l'interprétation faite par le cinéaste. Ici, c'est le contraire, c'est le contrexemple. Le film, qu'on suit avec grand intérêt, a l'avantage d'aider à décrypter le roman. Ce n'est pas le seul film dans ce cas. J'ai trouvé d'autres contrexemples dans certaines adaptations de Giono au cinéma