La bande annonce laissait présager un solide film social, dur, sans concessions, d’un absolu pessimisme bien dans l’air d’une époque en rien réjouissante. Au terme de ses deux heures qui en paraissent parfois le double tant le voyage se fait initiatique, on réalise à quel point Los Salvajes transcende son sujet d’accroche.
Il s’agit pourtant bien au départ d’un constat de désespérance sur une jeunesse constamment offerte à l’aléatoire, sur des adolescents sans repères, échappés d’un centre de détention pour mineurs et enferrés dans leur propre violence. Dans leur traversée à pied d’une Argentine sublimement filmée, les fugitifs assassins devront apprivoiser une nouvelle prison, celle des besoins de la subsistance, avant de pouvoir prétendre à un Éden auquel pas un ne semble vraiment croire.
C’était sans compter sur l’habileté d’Alejandro Fadel à susciter la grâce au cœur des ténèbres. Cette terre sauvage et immobile, ces étendues d’herbe jaunie, cette forêt bruissant de tous les dangers, ces plans de ciel et de nuages, cette alternance de cadrage réaliste, serré au plus près des corps et de vastes étendues contemplées comme à l’infini installent durablement une vraie puissance visuelle à un premier opus qui tient du chef-d’œuvre.
Partant d’une intrigue assez convenue et de personnages à peine esquissés, volontairement flous, le réalisateur, tout au long de ce périple vers on ne sait quel destin, nous appelle à la rencontre, chacun des adolescents, par le biais immanquable du changement de focalisation, se dévoilant petit à petit dans ce conte initiatique aux relents mystiques.
Car si l’humanité semble d’abord avoir déserté ces âmes perdues, les voir éprouver, par delà la brutalité, l’illettrisme et les accès de violence incontrôlable un frisson contemplatif devant un paysage, une joie pure de l’enfance à laquelle ils n’ont sans doute jamais eu droit, un émoi naissant, un élan sensuel, prend littéralement aux tripes.
On s’installe progressivement en parfaite compassion face au cadet de la bande, d’un mutisme presque total mais dont le regard désenchanté, les prières à peine audibles, les larmes à l’évocation de la seule personne l’ayant considéré avec humanité et l’enlacement en demande de pardon à un sanglier sacrifié sur l’autel de la survie alimentaire disent plus que tous les longs discours.
Mais la grande force de ces Sauvages est aussi le fait d’une dramaturgie parfaitement équilibrée entre attente et emballement, assise sur une bande son exemplaire d’un bout à l’autre, anxiogène en diable avec ses battements de cœur semblant venir des entrailles de la terre, ses bruits de nature omniprésents et sa musique rarissime – le Kyrie de la Missa solemnis de Beethoven entendu au milieu des grésillements d’une vieille radio, bouleversant.
Reste une photographie proprement miraculeuse, et ce sentiment d’abolition du temps, d’accession au sacré qui transcende largement le sujet de départ. Presque une éternité, la veillée dans une grotte progressivement envahie par l’obscurité – comment ne pas penser ici à Oncle Boonmee ? –, sans que guette la nécessité de passer au plan suivant, tient du génie. Pour ne rien dire d’une scène finale de purification touchant au sublime, en écho à un débarbouillage matinal et confessionnel aux allures de baptême.