Hier j’ai croisé Harry Dean Stanton

Je marchais dans les rues de Lille en m’occupant de mes affaires, comme il convient de le faire dans nos sociétés individualistes, quand j’ai croisé Harry Dean Stanton. Il était assis sur un banc, sur une petite place en dessous d’un arbre nu. Sans feuille. Il pleuvait et il neigeait mais il restait assis en silence sur son banc. Trempé. Des gouttes coulaient depuis son nez sur les pavés rouges. Il buvait une bière. Il avait une canette à la main et quelques cannettes vides à ses pieds et quelques cannettes encore pleines dans un cartons de bières entamées. Il regardait les gens passer jusqu’à ce qu’ils ne le voient plus. Jusqu’à ce qu’il devienne invisible. En espérant secrètement que quelqu’un s’installe à côté de lui.


Il parlait à une femme blonde à un arrêt de bus. Une femme beaucoup plus jeune que lui. Elle devait avoir entre trente et quarante ans. Du mascara bleu coulait sur ses joues. On pouvait lire les excès sur la peau lézardée de son visage, comme une vieille pancarte craquelée sur le bord de l’autoroute. Ils fumaient une cigarette et la fumée s’envolait entre les flocons de neige pour disparaitre dans le ciel gris. Il la regardait et elle le regardait et ils souriaient.


Arrêté à un feu rouge dans sa vieille Saab 900 beige, il remuait de la tête et il battait la mesure sur la batterie/volant du vieux Blues qui s’échappait depuis sa fenêtre grande ouverte, malgré la pluie, malgré la neige. Une cigarette pendouillait du bout de ses lèvres de manière naturelle, comme si elle avait toujours été là, comme si elle ne s’éteignait jamais. Le cendrier de la vieille Saab débordait et de petites vagues de fumée venaient mourir contre la plage-arrière qui a fait un petit bond quand il a démarré. Ses pneus ont crissé et ses roues ont couiné pendant qu’il tournait à gauche pour disparaître dans la circulation de cette fin d’après-midi de décembre.


Sur la grande place, â côté de la grande fontaine aujourd’hui éteinte, il tenait un petit garçon par la main. Le petit garçon courait et il le suivait difficilement. Le petit garçon portait un bonnet rouge et une grosse doudoune bleue et des gants bleus et de grosses bottes en caoutchouc vert, si bien qu’il semblait pouvoir tomber à chaque pas, mais il restait debout et il courait après les pigeons autour de la fontaine. Les pigeons s’envolaient deux mètres plus loin et le petit garçon leur courait toujours après et les pigeons s’envolaient de nouveau et le petit garçon continuait de courir et il le suivait comme il pouvait, dans sa petite veste en laine, frêle et tremblotant. Ça pouvait être son grand-père, ou alors son oncle, ou alors peut-être un vieil ami de son père. Il a fini par le rattraper, par prendre son gant bleu dans sa main, et ils sont partis en souriant tous les deux. Lui aussi petit que large, dans toutes ses couches de vêtements, lui grand et fin, comme un vieux souvenir en train de s’effacer. De petits nuages de condensation les suivait en trottinant au-dessus de leur tête, deux petits caniches remuant de la queue dans le ciel blanc.


Il marchait à toute allure dans son costume noir trop large. Ses vieilles chaussures en cuir, noires elles aussi, résonnaient « placplacplac placplacplac placplacplac » sur les pavés. Il tenait un sachet de sandwicherie rouge, trempé, dans la main droite, et une mallette, toujours en cuir, toujours noire, pendait au bout de son bras gauche comme un pierre tombale sur laquelle serait gravé : « employé de bureau ».


Il était installé tout seul dans un café. Assis sur un grand tabouret, accoudé au coin du bar en bois foncé. On pouvait le voir depuis la grande baie vitrée qui donnait sur le trottoir. Il buvait un cocktail rouge, avec une branche de céleri plongée dedans, courbé dans sa chemise à carreaux. Il y avait quatre, cinq autres vieux monsieurs dans le bar. Les mêmes que d’habitude. Je passe tous les soirs devant la grande baie vitrée du bar et tous les soirs ils sont là. Parfois il se parlent, d’autres fois ils restent là, à boire en silence. Il y a de cela quelques années, ils pouvaient fumer dans le bar et il était recouvert d’un gros nuage gris, mais maintenant ils sortent pour fumer. Ils sortent et fument et rentrent et se commandent un autre verre. Toujours le même.


Sur le trottoir, dans les voitures, dans les bureaux, dans les bus, au feux rouges, Harry Dean Stanton était partout, les yeux brillants et un petit sourire mélancolique accroché aux lèvres, comme s’il était perdu dans un monde qui n’est pas le sien, comme s’il avait découvert un secret que personne d’autre ne connaitrait.

Clode
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le 14 déc. 2017

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