L'expérience unique et, pour l'instant, encore renouvelable

On prend sa voiture, son bus, son métro, ses pieds. On se déplace, à la rencontre d'une oeuvre, d'une personnalité, d'un discours à images mouvantes. On y va seul, ou avec quelqu'un, quelqu'une, un groupe. Pour se changer les idées, pour se cultiver, pour organiser un évènement ; parce que l'histoire nous intéresse, parce que l'on aime les comédiens à l'affiche, parce qu'on a envie de prendre un risque comme on en prend tous lorsqu'on entame l'effort d'une rencontre. Cette rencontre qui pourrait être décisive, comme obsolète, mais qu'importe : l'important c'est la rencontre avec l'oeuvre et son Instant. On paie son ticket, auprès de personnes qui ont le smile de voir un public prêt pour cette rencontre. On se rend à la salle 1, 3, ou 9 ; on s'arrête avant aux toilettes ; on se prend peut-être des cochonneries à bouffer au passage. On s'installe dans des sièges aménagés exprès pour nous. Publicités marrantes, bande-annonces plus ou moins réussies : on entend les réactions des autres personnes en direct. Le commentaire instantané public ! Un petit bonhomme à chapeau bleu et à pioche tourbillonant frappe son grand coup, sur son grand écran, porté par ses enceintes qui encerclent le spectateur de son atmosphère implacable. Et le film se lance. Mauvais ou non, rien ne peut échapper aux yeux et aux oreilles : nous sommes immergés dans l'évènement, la magie des images mouvantes qui parlent nous racontent déjà quelque chose de miraculeux. Les gens qu'on voit à l'écran mourront un jour, ont été plus jeunes et même enfants ; ils sont peut-être même déjà morts : mais là, à cet instant précis, ils sont immortels. Le genre, l'histoire, le style, tout ça devient la Réalité pendant la durée du métrage. Et tout le monde se tait (sauf les personnes ne sachant même pas regarder un film, bien entendu). On peut passer un mauvais moment c'est vrai ; mais il restera toujours la lumière vibrant ses faisceaux pour une aventure s'agitant devant nous, qui aura engendré des années d'investissement, et qui était encore de l'ordre de la science-fiction il y a même pas deux siècles. La salle se rallume : l'ange passe.
Une salle de cinéma, c'est tout ça. C'est tellement récent à l'échelle humaine, et pourtant, tout comme son Art, c'est comme si elle avait toujours été là. C'est une proposition de sortie, de rencard ou même d'endroit où parler business aussi récurent qu'un bistrot ou une sortie shopping. C'est un partage silencieux parmi les bruits du film, un partage d'émotions qui ne peut que consolider une relation ou un stade de notre vie (tout comme l'amenuiser selon le comportement de la personne bien sûr, mais vous voyez ce que je veux dire). Le partage... D'un point de vue culturel, a-t-il encore une valeur aux yeux du public aujourd'hui ? Pour les autres points de vue, j'ai une vision tout aussi pessimiste, mais je reste axé sur la culture ici parce que c'est le sujet, mais aussi parce que c'est une absolue certitude. Je ne veux pas me voiler la face par rapport à ça : les jours des salles de cinéma sont comptés.
Les causes sont nombreuses et connues, c'est pas un petit couillon de vingt balais qui va étayer une étude sérieuse à ce sujet. Le streaming surtout : dans cette époque où le partage, maintenant, signifie dans la tête des populations un partage d'inconvénients tels que des bruits de bouche, des incivilités ou, surtout, la fierté de fuir la sociabilité (parce que l'isolement un jour sera tendance), pourquoi s'emmerder à découvrir de nouveaux univers sur grand écran ? Même ceux qui marchent toujours, comme chez les super-héros, Disney + a prévu la chute. Mais même si je hais leur approbation de la destruction de l'industrie, je ne peux pas leur en vouloir : ils ont compris que les consommateurs veulent des terrains connus, au chaud et en sécurité, à la recherche de sensations ancestrales, et cette illusion compte énormément pour beaucoup. Pourquoi ne pas capitaliser dessus alors... Nous sommes tous devenus des produits de consommation, et la plupart d'entre nous l'ont accepté et ne demandant qu'a consommer jusqu'à s'y consummer. La deuxième raison concerne les tarifs. Certes, il y a des propositions adaptées qui existe, mais nous savons bien que la part la plus importante des cinémas a toujours été le public famillial - et là, d'un coup, ça monte plus. Surtout que, lorsqu'on trouve des arguments comme ceux d'In The Panda défendant les prix (je ne désapprouve ni n'approuve ce qu'il dit sur cette vidéo), on oublie un gros détail : la France, c'est un immense jardin avec quelques immeubles sur l'herbe. C'est très facile d'aller au cinéma à Lyon lorsqu'on vit à Ecully, c'est très compliqué d'aller au cinéma à Foix lorsqu'on vit à Sensonnac. Enfin, beaucoup rapporte aussi la "qualité" des films. Là je ne suis radicalement pas d'accord, 2022 comme les autres années a été un cru de beaucoup de très bonnes oeuvres, par des artistes exceptionnels et qui continuent de diviser, comme Ruben Östlund ou Jordan Peele. Je pense que la question tient plus à la qualité des pitchs et à la qualité des valorisations dans la distribution ; la France est un jardin, on ne peut pas convaincre facilement un couple de se déplacer trois quarts d'heure pour aller voir un film dit d'auteur qui propose comme pitch "Une mère célibataire et un homme marié deviennent amants ; engagés à ne se voir que pour le plaisir et à n'éprouver aucun sentiment amoureux, ils sont de plus en plus surpris par leur complicité naissante.". Ce pitch est celui de "Chroniques d'une liaison passagère", si ce pitch n'est pas affriolant, c'est évidemment dans son traitement qu'il va en devenir touchant, mais où est cette valorisation dans sa présentation ? Alors, forcément, un pitch comme celui de "Barbecue" sera tout de suite considéré comme plus immédiat dans son attirance. Sauf que le public a bien compris l'arnarque devant ces téléfilms déguisés, qu'ils ont en mieux désormais sur les plateformes de streaming, et ça ne peut plus continuer à marcher ainsi. Les grosses comédies populaires, comme tous les autres, se cassent la gueule, dans leur propre autodestruction stratégique.
Je n'ai pas d'avis fortifié sur la chronologie des médias, juste il ne faut surtout pas s'inspirer des Américains à ce sujet : leur cinéma est dans un état réellement lamentable à mon sens, et j'ai vraiment peur qu'un jour vienne où la production cinématographique sera garantie uniquement par Disney et Netflix : proposer que des "Athéna", "After" et autres "A la poursuite du temps", sur un petit ordi, qu'on coupera tous à notre guise pour faire autre chose au lieu de consacrer réellement notre temps à ce moment (comme de moins en moins de relations laissent du temps à consacrer à leur enrichissement), ça me rend affreusement triste. Mais c'est une réalité : les gens se méfient, tout simplement, des salles de cinéma. Il y a de moins en moins de personnes, presque plus de jeunes : même avec "Batman", j'ai vu pratiquement aucun jeune dans les cinémas depuis le début de l'année. Je pense que même "Avatar 2" ne déplacera pas autant les foules qu'on ne l'espère - notamment parce qu'il y a en plus l'influence des réseaux sociaux, très puissante, qui rentre dans le terrain sur ce genre de productions !
Alors, lorsque l'avenir de cet Art que j'aime tant et qui m'a éduqué me rend trop triste, tout comme notre monde dans sa globalité, je retourne voir les racines. "Lumière ! L'aventure commence" : une caméra idéalement posée, la vie s'anime, sur un ou plusieurs niveaux. Nous délivrant un témoignage absolument inestimable des personnes de ce siècle que personne sur SensCritique n'a vécu, de villes qui n'ont plus du tout le même visage aujourd'hui mais conserveront leurs anciennes identités grâce à ces 50 petites secondes volées au temps qui passe, même d'un humour ou d'un sens moral qui ne sont plus du tout les mêmes aujourd'hui mais qui nous charment par cette différence inter-temporelle. Toute l'importance du 7ème Art est résumée dans ce film. Toute sa beauté, toute son universalité. Et c'est difficile, aussi, de le regarder sans jamais songer à tout ce qu'il a donné ensuite, sans que les frères Lumières n'aient pu le soupçonner un seul instant ; Méliès n'aurait jamais pu envisager qu'un quart de siècle après sa mort, "Le Prestige" puisse exister avec des moyens si proche du réel... Le Cinéma, c'est l'Humain. Lorsque nous perdrons les salles de cinéma, nous aurons perdu une partie de l'Humanité de ces deux derniers siècles. Mais rien ni personne n'est à blamer, ainsi va le monde et ainsi va la vie...
Allons au cinéma. Allons au cinéma. Allons au cinéma.

Billy98
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le 24 oct. 2022

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Billy98

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