Le film ne déroge pas aux enjeux classiques du cinéma de Keaton. Encore une histoire de jeune homme pas assez viril, en quête d’une reconnaissance qu’il devra conquérir par son ingéniosité (ou les vertus miraculeuses de son innocence) plutôt que par ses muscles. Il lui faut, comme souvent, troquer ses habits pour un « costume », tablant que l’habit fera bien le moine. Ici un attirail de garçon vacher fait l’affaire, mais on se souvient de séquences fameuses où l’étudiant à rayures se transforme en capitaine au long cours (STEAMBOAT BILL JR.), où le fils de bonne famille troque son complet pour culotte et gants de boxe (BATTLING BUTLER). En guise de micro-pénis, le ridicule petit revolver illustre ici, ouvertement, le complexe d’infériorité de Buster (souvent traduit par sa petite taille face à des partenaires géants), jusqu’à ce qu’il apprenne à se servir d’un « vrai gros » (le coup de pistolet dans le grand magasin). C’est un peu la limite du cinéma de Keaton, par rapport à celui de Chaplin : cette volonté d’en être, d’intégrer « malgré tout » la société patriarcale et viriliste qui le rejette ; d’être applaudi, aimé, accepté par ses ennemis - souvent au prétexte de pouvoir épouser sa dulcinée.
Mais la dulcinée a ici une concurrente de choc : une vache. Compagne ou doudou, âme sœur animale, la vache prend la place des chiens et chats usuels dans le cœur du garçon solitaire. Et c’est peu dire que ce déplacement est payant. Visuellement, l’atonie de l’une se corrèle parfaitement au masque neutre de l’autre. La grosseur de la bête (sa façon d’occuper l’écran) est mise à profit dans une dernière partie complètement folle, où le troupeau lâché en pleine ville va prendre figure de buffles sauvages, de refoulé du Grand Ouest explosant sur son passage les fétiches de la jolie civilisation - boutiques, rues, commerces. Ce plaisir enfantin de détruire, de désordonner l’ordre des pères, compense largement la limite de la fable (se faire aimer de l’entrepreneur de bétail, afin de sauver sa vache). Comparé à d’autres Keaton, le film est avare en pirouettes et prouesses physiques, jouant plutôt sur le comique de situation (Buster place le pot sous les pis de la vache, sans la traire, attendant qu’elle « fasse »), n’étaient quelques plans stupéfiants, telle la course-poursuite finale, où Keaton déguisé en diable rouge se fait courser par le troupeau en furie comme par les femmes des FIANCÉES EN FOLIE, réalisé juste avant. La démesure figurative du grand spectacle aux grands moyens (digne des flots déchaînés du final des LOIS DE L’HOSPITALITÉ) permet de pures visions, surgissements fugaces où de la stricte mécanique naît un choc, une beauté surréaliste, poétique (Bunuel et L'AGE D'OR, avec les vaches dans les intérieurs). Deux bovinés encadrent le client du barbier, couché sur son fauteuil, yeux fermés et visage couvert de mousse. Il ouvre les yeux, croit rêver, et le film nous tient tout entier dans cette stupeur : les yeux ouverts qu’on croit fermés, tant ce qu’on voit tient de l’hallucination.