On avait laissé Park Chan-wook pour la dernière fois de l’autre côté du Pacifique, pour son premier film américain, le torturé Stoker, qui semble finalement avoir été une idylle passagère puisque le plus subversif des cinéastes coréens est de retour dans ses terres natales avec Mademoiselle, adaptation du roman Fingersmith de Sarah Waters qu’il a décidé de transposer dans le cadre si passionnant de l’occupation japonaise de la Corée. Chung Chung-hoon à la photographie, Cho Young-wook à la musique : pas de doutes, on est de nouveau en terrain connu. Même s’il est loin des pulsions vengeresses de ses films les plus notables, Mademoiselle c’est bel et bien du pur Park.
L’une des facettes les plus passionnantes du cinéma de Park réside dans le geste avec lequel il allie les motivations profondes de ses personnages et celles de son récit. Chacune dépend fondamentalement de l’autre, et c’est dans le jeu incessant qu’il fabrique autour de ces deux pôles qu’il parvient à créer une forme d’écriture imprévisible, ludique et tourmentée. Un art à la fois d’une grande finesse dans sa précision quasi mathématique, et dans le même temps d’une lourdeur extrême dans le mécanisme de son déroulé : on sait ce qu’on vient voir quand on se lance dans du Park Chan-wook. Il y a des rebondissements, de l’absurde et une radicalité certaine, à la fois dans l’exposition d’une violence crue et d’une sexualité dévêtue de toute pudeur, mais aussi dans la rigueur quasi dogmatique avec laquelle le réalisateur respecte ces codes du cinéma Hallyu qu’il semble adorer transcender. Même dans le cadre antinomique d’une romance lesbienne dans une maison bourgeoise des années 30, il fait preuve de la même folie manipulatrice et tentaculaire, du même humour hystérique à la frontière de la pure satire.
Comme d’habitude chez Park, Mademoiselle est le théâtre du vice humain. Les apparences et leurs réalités inverses sont les deux facettes de la source du chaos. Ce n’est pas vraiment la nature de l’homme que sonde Park Chan-wook, mais davantage l’opposition presque onirique de ses aspérités et de ses envolées passionnées. Un film de contrastes, et donc d’archétypes. D’archétypes imprévisibles, certes, mais finalement pas si loin de la pure fable moderne vers laquelle Park semble vouloir tendre : une fable sur l’amour, le sexe, l’argent, la torture, le péché – avec comme finalité l’étonnant passage de relais d’une lutte des classes initiale à une sanglante lutte des sexes. On ne coupe plus les mains des voleurs mais les organes des hommes.
Chaque nouvelle partie de Mademoiselle est une réinvention complète de ses thématiques, de ses enjeux et de ses personnages. Park s’amuse une nouvelle fois avec son spectateur, le dérangeant avant de le faire rire, le dégoûtant avant de l’émouvoir. Magnifique film de femmes qui ne tombe heureusement pas dans le piège du féminisme castrateur, Mademoiselle c’est le penchant malin et malsain du Carol de Todd Haynes, avec lequel il partage le triomphe de sa mise en scène et de son écriture, autant millimétrée qu’elle est parcourue d’une grisante passion. A défaut d’égaler le choc d’Old Boy, Park ne prend en tout cas pas le temps de nous ennuyer. Une copie irréprochable et l’aboutissement formel d’un très grand.