Adapté d’une pièce de théâtre de Strindberg et réalisé par Liv Ullmann, «Miss Julie» raconte les tourments et hésitations d’un triptyque incarné par Colin Farrell, Jessica Chastain et Samantha Morton dans l’Irlande de la fin du XIXème siècle.
A cette galerie de personnage, on pourrait y ajouter un personnage qui paraît crucial, le château dans lequel a été tourné ce film. Véritable protagoniste dans ce long-métrage et dont la splendeur n’a d’égal que la froideur ainsi que ce sentiment que tout y est pensé pour que chacun y soit à sa place.
De place et d’opposition il en est question tout le long du film. Orpheline de mère durant son enfance, Jessica Chastain appréhende quelque peu la « Fête de la Saint-Jean » qui aurait tendance à fourvoyer et débrider la population environnante. Héritière et fille de baron, elle règne de manière assez puérile et quasi-lunatique sur son personnel au premier rang duquel on retrouve Colin Farrell (maître d'hôtel) et Samantha Morton. Ces derniers, dont le dévouement est sans faille développent une complicité qui débouche sur une relation de couple stable et heureuse dans la mesure où elle croît dans le cadre de leur employeur commun. Très vite, on comprend que la solidité du couple va être mise à rude épreuve face au caractère versatile voire capricieux de Jessica Chastain.
Alors bien sûr sans spoiler, les variations autour du triangle amoureux sont légions que ça soit dans le genre littéraire, théâtral et cinématographique. Néanmoins, «Miss Julie» parvient à tirer son épingle du jeu.
Tout d’abord, la réalisatrice a semble-t-il voulu maintenir cette unité de lieu propre au théâtre en concentrant l’intrigue dans cet imposant château. Le petit personnel au sous-sol, logé dans des chambres situé bien à l’opposé des propriétaires. Une bibliothèque qui demande de déambuler par un couloir réservé et surtout d’emprunter un escalier principal, ce qui est proscrit pour Colin Farrell et Samantha Morton, tenu de passer par un passage caché. Même si cela peut paraître anecdotique, cette frontière bien marquée entre les 3 personnages a le mérite de poser les jalons de l’intrigue et des possibles différends. Enfermés dans ce château, confinés durant toute une nuit dans un huis-clos, les trois personnages «mijoteront» dans cette bâtisse avant de déclamer et réclamer aux uns comme aux autres leurs attentes. Du théâtre, la réalisatrice en a maintenu ce rythme et cette atmosphère. Que ça soit dans la manière d’interpréter, déclamer ou dans les postures des acteurs, on tend presque à du théâtre filmé. Ce parti-pris peut sembler nuire à la cadence du film, oscillant entre répliques poignantes et, si le cynisme emplit vos esprits, à une sorte de mauvais remake de soap opera.
Ensuite, il y a cette imbrication entre contexte social et sentimental. Là où certaines histoires se contentent de narrer les troubles d’une histoire d’amour en un contexte social donné (et cela aurait été tentant avec ce contexte irlandais et en toile de fond le début du XXème siècle et son instabilité économique et géopolitique), «Miss Julie» unit les deux pour aboutir à une intrigue où s’entrechoque opposition de classe, sclérose d’une société bâtie sur l’hérédité et la soif d’ascension et de revanche des «petits» sur les «gros». Plus que de moral ou de sociologie d’une époque, «Miss Julie» attire notre attention sur la difficulté de faire rimer amour et passion, surtout quand cette histoire se heurte aux difficultés inhérentes au statut que l’on a dans une société, quand la raison s’en mêle et surtout quand le calcul agit comme le catalyseur d’ambitions plus ou moins cupides.
La caméra de Liv Ullmann se pose alors non pas comme un voyeur, un miroir déformant mais bel et bien comme un œil permettant d’assister avec une certaine pudeur et retenue aux déchirements entre les trois personnages. Point de leçons d’histoire, de «vainqueurs»/ «vaincus» et encore moins de conclusions hâtives. Le déroulement du film permet de comprendre le point de vue de chacun, sa perception de l’autre tant comme supérieur hiérarchique/subordonné que comme personne. Et cette faculté à jongler entre rôle social/rôle tout court le tout dans ce contexte si inerte et gravé dans le marbre réhausse l’intérêt que j’avais par rapport à ce long-métrage. Les doutes, les atermoiements, reproches et lassitudes autour d’une (prétendue) relation sont monnaie courante. L’originalité de « Miss Julie » réside dans cette manière froide et quasi-implacable de remettre ces personnages et leurs velléités dans le contexte de l’époque. On assiste sans ombrage à la volonté de l'un à voir s'assouvir ces desseins, à l'autre sa volonté de "faire bouger les lignes"...encore une fois pas de parti pris ni bémol dans leurs propos. Juste la traduction dans sa plus simple expression d'ambitions, déceptions et volonté de domination d'un être sur un autre.
Du coup, si Jessica Chastain peut être perçue comme gâtée pourrie voire despotique, le déroulement de l’intrigue tend à nuancer ce propos et à l’ériger non pas comme un symbole de cette Irlande du XIXème siècle mais comme la possible réflexion que menait les femmes à cette époque : celle où la raison l’emportait sur une possible passion, où sexe n’était qu’enjeu et devoir et où passion sonnait comme déraison. De même, l’ambiguïté autour du personnage de Colin Farrell illustre bien ce raisonnement. Instruit, sorte de «fan» depuis son enfance de Jessica Chastain, le personnage oscille entre un sentimentalisme adolescent et les dividendes qu’il pourrait obtenir en «tombant amoureux» de sa supérieure. Le personnage de (l’excellente) Samantha Morton prouve (encore) la palette de couleurs de chacun des personnages : fidèle, incorruptible et fervente croyante, elle peut être vue comme la plus «raisonnée» des trois personnages tant la religion agit en elle comme une boussole. Mais cette ferveur inébranlable se heurtera à cette fameuse nuit de la « Fête de la Saint-Jean ».
Bref, un film au rythme atypique et à la saveur douce-amère. On pourrait croire à un huis-clos plat et soporifique. Pourtant tout cela paraît trompeur et plus subtile. Si le triptyque est l’occasion d’un triangle amoureux, on ne peut s’empêcher d’y voir en creux une critique sur l’importance de la réputation dans cette société de la fin du XIXème siècle, de la prééminence du nom, de la condition sur le reste, surtout sur cette envie doublée d’une soif de punition pour les plus modestes de faire voler en éclat ce système de caste.
Enfin mention spéciale pour l’ensemble du casting et sa facilité à nous faire vaciller entre empathie et répugnance. Jessica Chastain règne dans ce film comme une femme pas tout à fait accomplie et baignant dans une confiance, un sentiment de domination seulement garanti par ces deux subordonnés. La prestation de Colin Farrell transpire le respect de ce «commandement» mais on y voit poindre cette ambition. Et s’il peut paraître aisée de penser que tout cela se fait au détriment de Samantha Morton le dénouement du film vaut son pesant d'or en proposant un dénouement assez surprenant !