"Harry" fut et reste pour moi un grand film conceptuel d'Hitchcock. Grand film conceptuel à double titre : d'abord parce qu'il se rabat entièrement sur le motif du MacGuffin (le "whodunit" qui sert de schéma au film est plus un prétexte qu'autre chose), motif qu'il illustre de façon exemplaire et de façon plus "personnalisée" si l'on peut dire que dans les autres films ; ensuite parce qu'il concentre, autour du même motif et d'une façon unique dans l'œuvre de Hitchcock, une théorie du regard, de l'image et du soupçon (toutes choses, on le sait, consubstantielles au cinéma du génial Bedonnant).

Car il suffit de considérer la position paradoxale du MacGuffin : c'est un objet mystérieux, qui semble présenter une grande importance pour les protagonistes et pour l'histoire ; il est donc central. En même temps, cette importance est vite relativisée : les péripéties dont il est la cause prennent le relais, en ménageant une série d'écarts, de chemins de traverse qui redéfinissent la perspective initiale, et le relèguent au second plan (voire aux oubliettes). Harry, le cadavre, obéit très exactement à cette définition. Son originalité, vis-à-vis des autres MacGuffins, est qu'il s'agit d'un homme. Mais un homme-objet : trimballé, enterré, déterré, déshabillé puis rhabillé, Harry ne cesse d'être manipulé. Au point que son usage donne matière à leçon ou mode d'emploi (dans la scène où l'adjoint du shérif tente de confondre Sam/John Forsythe, ce dernier retourne la situation en utilisant le portrait de Harry, dans lequel l'adjoint voit la preuve de la connexion de Sam avec le cadavre, pour faire une démonstration sur l'art du dessin ; ce faisant il détruit la preuve, au nez et à la barbe de l'adjoint). A l'appui de cette comparaison (peu chrétienne), ces quelques propriétés : 1. le fait qu'il représente - un peu comme l'argent - un enjeu de salut ou de perte (modifiant la question d'en avoir ou pas en celle de le voir ou pas) ; 2. le fait qu'il soit mort/muet (et donc qu'on puisse lui faire dire ce qu'on veut, jusqu'à modifier son apparence comme dans la scène évoquée) ; 3. le fait qu'il soit un miroir (obscur, évidemment) et donc rien, en définitive (son rôle est d'exciter la pulsion projective de ceux qui croisent sa route).

L'histoire d'Harry est donc celle d'un cadavre qui émerge de nulle part. Plus précisément d'un fourré, dans une nature automnale, sous les yeux d'un peintre (John Forsythe : mi-branleur, mi-aristo fauché). Tous ceux qui tombent ou sont tombés précédemment sur lui vont se retrouver, au fil de l'histoire, autour de l'idée d'être responsable de sa mort (sauf Forsythe, qui fait lien). On est dans une tonalité d'humour macabre qui invoque tout un pan de la littérature anglaise (ou au cinéma "Arsenic et Vieilles Dentelles"). Mais également dans la comédie romantique (des couples se forment gentiment, Shirley MacLaine dans son premier rôle est à croquer). Hitchcock s'amuse et nous avec. Mais, derrière cette parade finalement gentillette, il y a une démonstration tout à fait étonnante. C'est un peu comme si Hitch se laissait aller, au gré d'une digression champêtre, à donner un nouvel éclairage sur sa pensée. Je vois en l'occurrence un lien s'établir entre d'une part la problématique de la culpabilité et du rapport au visible et d'autre part la dimension, prégnante dans les grands Hitch, de l'expérience ou de l'épreuve ontologique. La question-titre (qui a tué Harry ?) est ramenée à un jeu, mais ça ne l'empêche pas, bien au contraire, de fonctionner comme une menace. Et de jouer, à ce titre, un rôle moteur (au sens littéral : mettre en mouvement) : sur un mode mineur (péripéties bucoliques au lieu d'aventures dans le tumulte des villes ou la nature inhospitalière), mais la nature du problème reste la même : il faut remonter le courant de la condition criminelle en luttant pour ne pas se faire emporter (vers l'abîme ou la prison). Là où cette lutte se charge d'une indéniable portée philosophique, c'est qu'elle s'accomplit dans le domaine du visible : la trouvaille essentielle d'Hitchcock est de référer le crime au regard, et à la suite le régime de la loi à celui des apparences. Vous êtes coupable tant que vous n'avez pas prouvé votre innocence, etc.

Dans "Harry", ce jeu de l'apparence et du crime se fait, pour ainsi dire, marivaudage. C'est un macabre propice aux rencontres amoureuses. Et c'est aussi, au terme d'un itinéraire formateur (un peu comme dans un conte), une forme de dépassement des apparences. Celles, trompeuses, du crime et du soupçon (une sorte de démontage du suspense criminel), et celles aussi de la morale et des conventions (nouvelles unions, police ridiculisée, mépris de l'argent et des institutions...). Ni le docteur Greenbow, le médecin de campagne myope comme une taupe, ni la police ne parviennent à "voir" Harry (tant qu'il est du côté de la menace qu'il faut affronter et surmonter). Une fois ce dépassement accompli, au terme d'une série d'épreuves destinées à tester la solidité des liens qui unissent les personnages, leur abnégation et leur solidarité, tout rentre dans l'ordre. L'angoisse "métaphysique" de la culpabilité erronée et du triomphe des apparences s'évanouit pour laisser place à un rapport plus heureux et confiant en la vie et les autres.
Artobal
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le 17 oct. 2022

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le 25 févr. 2011

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Artobal

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