Parfois les peaux sont blanchies par une lumière violente, et Paris n’est qu’un amas de ténèbres, et les personnages sont des statures, des manières, des archétypes, il y a des prénoms aussi, tout du long, qui se frôlent, qui s’échangent d’un rien presque à l’oreille, dans un soupir, et les dialogues sont des murmures, des invocations, des litanies, des sentences comme irrémédiables sur l’amour et sur la mort parce que c’est une histoire d’amour et de mort, une pure et dure à la Grandrieux, trempée dans un univers de souffrances et de corps malaxés, enlacés, convoquant Orphée, Bacon, snuff movie, latex, multiples figures du romantisme noir traversées par ces désirs qui paraissent impossibles et une douleur, très vive, qui les révèlerait au monde, ou les en soustrait.
Tu perds ton temps
À mariner dans ses yeux
Tu perds ton sang
"Le cinéma n’est pas une question de sujet, mais bien plus d’objet. Ce sont d’abord des impressions, des sensations que je note sans que rien ne soit destiné, sans chercher à circonscrire ce que sera le film", a dit Grandrieux lors d’un récent entretien à Possession immédiate. Le problème de Malgré la nuit viendrait-il de là ? De ce refus de circonscrire, de taillader, de réduire ? Parfois on ne sait plus. Parfois on aime, mais pas toujours. Parce que rien ne justifie les 2h30 du film, sinon l’envie peut-être de le saborder dans un grand geste destructeur, masochiste, ou l’envie peut-être de donner raison à ses détracteurs qui aiment à rejeter ce genre de cinéma qui se tripote. Savoir taillader, c’est utile.
Avec 45 minutes en moins ou même une heure, pourquoi pas, le film aurait gagné en surpuissance, en sauvagerie. C’eût été une comète revenant à une sorte de primalité comme La vie nouvelle où plus grand-chose n’était explicité, envisagé, plus rien que des blocs de sensations subites, des déflagrations dans la gueule, et c’était beau. Mais le constat perçait déjà dans Un lac et il s’impose ici, terriblement. Grandrieux, créateur de formes, magicien des sens, s’échine à forcer, à s’abîmer dans des artifices indignes, des scènes qui ne servent à rien (sinon à surcharger l’ensemble), l’ambition de vouloir être une expérience définitive, mais rebattue dans ses effets formels qui savaient surprendre avant. Son style, sans égal, en devient là afféteries poseuses, chichis esthétiques, et son scénario presque consensuel dans cette radicalité morbide des sentiments et des actes.
Grandrieux, pour son grand retour, rêvait sans doute à son film monstre, une œuvre somme et cannibale mais qui s’entredévore forcément. Il en restera des scènes superbes, quand même, un usage du corps faramineux, des sons en vrac, des pulsions terribles, des chocs intenses, par intermittence, et toujours cette animalité de l’homme rachetée par (l’) amour d’une femme (c’était déjà le cas dans Sombre et La vie nouvelle). Comme Claire cherchait à sauver Jean, ou Seymour à arracher Melania des limbes (ce monde en noir et blanc négatif, hurlant et terrifiant), Lenz s’efforce à retrouver Madeleine/Hélène, amante et mère, Madone et putain, dans l’obscurité des forêts, brutales, ou des parkings souterrains semant la mort, sur le ciment. Grandrieux l’accompagne à l’instinct, caméra au poing vibrante, dans sa furie d’aimer, main au feu ou yeux bandés, furie de détruire, se détruire, tout détruire…
Strange, what love does
So strange, what love does
Et qu’était-ce cette chose, cette vision abominable à la fin, à vif et suintante, qui semble remontée des Enfers ?
Article sur SEUIL CRITIQUE(S)