La danse rhétorique d'une caméra

Ce film commence pour moi par un long voyage en train. Entre Arles et Nogent-sur-Vernisson, près de six heures de trajet, un premier arrêt à Roanne, un autre à Nevers. Après avoir terminé un chapitre du Rivage des Syrtes de Julien Gracq, que je recommande chaudement, je décide d’ouvrir le petit fichier pirate téléchargé récemment à l’icône orange et blanche.


Premier plan, extérieur-jour : de la neige, un berger et ses moutons, une silhouette encapuchonnée de noir qui ne se confond pas avec les arbres que grâce à ses mouvements. La caméra est sur un pied, mais elle flotte ; elle accompagne ce petit humain par de très légères vagues hésitantes, avant de s’affirmer par un franc pan circulaire qui découvre une demeure de belle taille, que l’on pourra bien vite catégoriser comme bourgeoise.


A l’intérieur, cinq personnages dansent. Non, ils ne dansent pas, ils parlent. Et pourtant, c’est tout comme. L'un d'eux pose un problème réthorique : celui du bien qu’apporterait la guerre. De premiers arguments sont échangés le long d’une caméra qui découpe sans coupes leurs déplacements lents, millimétrés ; le montage devient inutile, le plan séquence n'en est plus vraiment un, et disparait derrière l'intelligence du cadrage et des placements.


La concentration, au début, est rude. Dans le train, le paysage défile autour de moi, je vois passer une bâtisse campagnarde qui m'amuse, et je rate certains embranchements de réflexion dont les prémices me laissent rêveur face à la belle jeune fille qui dort dans le fauteuil en face de moi. Pourtant, l’intelligence du texte reformule toujours au bon moment et je peux reprendre là où le fil s’était perdu, là où le fil était trop ardu.


J’arrive à Roanne et je mets sur pause mon film. Une courte balade en ville m’amène devant un cinéma fermé. Je songe à mes personnages que je viens d’abandonner ; à cette lumière douce et blanche dans laquelle baignait ces costumes bleus, rouges et verts ; à la torpeur calme et sereine dans laquelle était prise cette maison ; à ces domestiques qui semblaient comploter contre leur maître ; à ces échanges qui s’insinuent doucement en moi, que j’essaie de digérer, que j’essaie de devancer...


Voilà mon train pour Nevers, je reprends le film, et le même état me reprend. Je suis fasciné par la finesse et le détachement de ces penseurs, je suis happé par l’intelligence dialectique que déploie le maître de maison, je reste sans voix devant l’irruption irréelle d’une violence que l’on ne croyait plus possible, qui semble presque fantasmée.


La caméra n’est plus lointaine, le montage a repris ses droits ; dans les champs contre-champs, les oppositions entre les protagonistes deviennent tangibles, atteignent une autre dimension : le rapport intime entre spectateur et personnage peut enfin se tisser là où les jeux de regards filmés par une focale plus longue deviennent tantôt taquins, tantôt cruels. Mais alors, ces plans presque fixes de la première partie, était-ce du théâtre, ou du cinéma ? Non, c'est du cinéma, depuis la première seconde.


Nevers ! Je m’extraie à nouveau de cet univers intellectuel qui pèse plus que je ne le voudrais. Quelle belle ville ! Sous la pluie, avec mon grand sac-à-dos, je grignote une pizza sous les regards des passants que j’imagine amusés. J’ai peur de me perdre, je rentre à la gare trop en avance, et, trépignant d’impatience, l’esprit libéré, je rouvre mon ordinateur. De nouveau, j’oscille entre le monde réel d'un hall de gare et, cette fois-ci, un portrait fin de la géopolitique russe – ou bien de l’identité européenne ? Je ne me souviens plus bien de l’ordre, mais qu'importe.


Trois heures et vingt minutes plus tard, alors que la gare de Nogent-sur-Vernisson est en vue, le film s’achève et je jubile. Qu’importe cet antéchrist auquel je ne comprends rien, qu’importe la théorie du bien et du mal, qu’importe si ces bourgeois sont déconnectés de la vraie vie, qu’importe si ce film est tiré de l’œuvre d’un certain Vladimir Soloviev, je viens de vivre un moment de cinéma (ou bien de vie ?) extraordinaire.


Ce film me rappelle les tableaux, costumes et intérieurs de Marguerite Duras, dans India Song ; les longues introspections des personnages de Rohmer ; le jeu des hors-champs dans Burning, ou bien dans Funny Games ; la spiritualité russe de Tarkovski. Ce film transpire le cinéma par l’écriture de ses personnages, ses chorégraphies, son clair-obscur et ses vifs regards moqueurs qui s’expriment gracieusement à travers la palpation même du temps.


Je n’arriverai pas mieux à le louer, et beaucoup, à mon grand dam, diront que c’est trop long, et trop abscons. C’est pourtant bien tout le contraire : le film n’est pas seulement réthorico-dialectique, il est didactique. Il accompagne le spectateur et le prend par la main. Son découpage en cinq chapitres permettrait presque de le regarder comme une série – vous savez, cet aspirateur temporel dans lequel vous dépensez bien trop de votre temps.


Je souffre jour après jour de la fermeture des salles de cinéma. Pour autant, ce film m’aura réconcilié avec une époque qui m’est de plus en plus repoussante... Je vis dans un monde où je peux voyager avec un film, comme je voyage avec un livre ! Je vis avec comme possible l’expérience d’un film dans un temps long, où je choisis lorsque je fais une pause et lorsque je reviens en arrière pour relire une ligne de dialogue ! C’est quand même génial non ?


Critique publiée dans Tsounami n°1 : Nouvelles voix, nouvelles voies
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le 24 janv. 2021

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