"Mes morts". Quelques plans de l’Alpina rutilante de Fred, chancelante, vacillante dans la nuit, fatiguée par la décennie perdue, suffiront à nous faire comprendre le sentiment de puissance cachée que souhaitait insuffler Jean-Charles Hue à son second long-métrage. Déjà dans La BM du Seigneur, le cinéaste marquait l’emphase : transcender le réel, transformer son geste en une substance malléable à foison, pourvue de symboles puissants, semant dans la course effrénée de la BM des logos et autres identifiants christiques marquant ainsi le contraste insolite que suggérait une si folle équipée dans un format quasi-documentaire. Quinze ans ont passé et Fred, une fois n’est pas coutume, réapparaît sous forme de prophète biblique – malgré lui, menant les brebis égarées vers le droit chemin. Ses frères et cousin, pas forcément au diapason, appréhendent le chemin dicté par l’ex-taulard : shouraver un gros coup, entamer des run frénétiques sur la départementale puis manger ses morts, en somme. Dans la digne lignée de son premier long, Jean-Charles Hue émarge un peu plus son étude ethnique en plongeant tête bèche dans le microcosme gitan en transmuant le réel en mythe.
"Ma couille". La sémiotique intrigue par son caractère manichéen : Que choisir entre la morale ou l’illégal, le sacré ou le profane, la bonté sereine ou la fureur extatique ? C’est la question qui taraude l’esprit de Jack, exclu de la bande sous prétexte qu’il ne mérite pas sa place de shoraveur. A travers ses yeux, son regard d’étranger, nous attendons entre deux camping-cars la venue du messie, Fred. Quelques balades furibondes plus tard, l’apparition démiurge en contre jour de Fred vient sonner comme la genèse du film. Reprendre les affaires là où on les avait laissées, telle est la velléité du forcené. Dès les premiers instants, la balade sauvage est lancée en inscrivant à coup de fusil et de cymbales l’intrigue et le contexte, le lieu et sa mouvance : le sentiment d’être retenu dans un cadre spatio-temporel éternel et primitif où les individus vivent en communauté, nomades, se sustentant de la chasse, des danses et du vol. Mais également de la foi de Dieu. Vivre une journée sous l’égide du prophète avant d’entreprendre l’acte de foi suprême, le baptême, c’est la volonté de Jack qui a en tête un plan pour rafler le gros lot : aller shoraver une benne de cuivre.
"Bicrav". Ce qui détonne de manière la plus brutale, se trouvant au centre de l’action, c’est le langage, la valeur la plus criante, la plus induite dans le film. Le langage marque l’immersion, sous forme de patois argotique, nous renvoyant nous, spectateurs, à notre vision de ce monde si peu connu. Il marque également et davantage encore la conscience de classe, du fait social. Les individus se reconnaissent et se lient entre eux par la connexion linguistique, par ce sentiment d’appartenance auquel tente de tisser Jack, éternel étranger, en vain. Perdu entre deux mondes, deux sous-groupes, un choix s’offre à lui de manière abrupte et dualiste, entre d’une part le bien, la morale, et d’autre part le mal, ancré dans l’illégalité de commettre le crime irréparable. Et JC Hue surprend en floutant les barrières entre le bien et le mal, reposant un voile, un cache misère sur les méfaits des personnages. De sa dimension réelle, le film s’en extraie allègrement en adoptant une multitude de styles et de mise en scène. Alors que son format documentaire prédominait, Mange tes morts détonne en accumulant les genres : Western, film mythologique, polar, film noir sont autant de sous-genres qui apparaissent de manière fantomatique pour laisser place à sa structure si prégnante, le road movie.
"Mon ch’tar". Le film se mue alors en road movie, dont quatre protagonistes – les 3 frères et le cousin – dévalent les routes de Creil à 200 à l’heure. Fred n’a qu’une obsession, venger la mort de son père en s’affranchissant de toute limite, de toutes les barrières que lui ont fixé la société, qu’il encule, soit dit en passant. La véritable force de ce film consiste en son état de puissance latente montant crescendo, le feu de Dieu n’étant jamais loin, comme pour réprimer l’expédition punitive des quatre gitans. Dans ses rares moments de quiétude, Mange tes morts sublime et magnifie par son contraste entre la morale et sa fureur, la quiétude et le concert tonitruant des vrombissements enragés de BM déferlant sur la voie rapide. Le bruit dévore le langage, il le détruit en le destituant de toute barrière logique et rationnelle : il prend au tripes. D’où le bruit omniprésent et la fureur, celle de vivre, de tout faire, qu’importe les normes et la société. S’affranchir de tout en dévalant la route à 300 à l’heure, pour disparaître à travers le mouvement, à travers la construction d’un mythe, celui de Fred venu pour sauver les siens d’un chemin tracé contre leur volonté. Et même si ce second long ressemble étrangement au premier, il s’en libère par sa force tragi-comique, son sentiment de puissance exacerbé et sa quête de farouche rédemption. Un dernier plan libre de toute contrainte vient se loger dans le ciel, amorçant ainsi la fin d’une épopée et la place à un autre mythe, celui de vivre dans la croyance d’un but.