Matrix Resurrections existe comme une oeuvre visionnable et consommable mais elle ne peut exister comme un pur objet critique indépendant, isolée de son segment originel. Les tentatives infructueuses de rendre justice ou non au dernier essai de Lana Wachowski ont, semblent-elles, à peine effleuré la vision très personnelle du monde contemporain brossé par son autrice au profit du dispositif méta. La satire de l'entertainment est une porte d'entrée indélicate voire grossière mais indispensable, facilitant l'accès au métrage, et qui, à l'instar de l'opus original dissimule les réelles intentions de sa réalisatrice. Dans son cheminement intellectuel, Resurrections ne peut donc fonctionner seul. Sa forme, est celle d'un siamois difforme relié par la hanche à son frère d'arme de 1999. Sa dégénérescence artistique née de ses tentatives de secouer l'enveloppe technique parfaite de la trilogie aura tôt fait de faire parler d'elle. Pourquoi opter pour un montage confus dans la scène du train en partance pour Tokyo ? Pourquoi tant de caméra à l'épaule prodiguant à l'ensemble cet aspect trouble et artisanale ? Pourquoi se départir de la fibre artistique conférée par la grâce martiale de Yuen Woo-ping ? Pourquoi balayer la symétrie parfaite des plans les plus évocateurs ? Tant de pourquoi...
Matrix Resurrections ne se lit donc qu'au travers de son aïeul pour une évidente clarté de ses intentions. Indubitablement, Resurrections doit son existence, sa nouvelle orientation idéologique et ses hypothétiques/prophetiques visions de notre futur à sa version de 1999. À l'inverse, Matrix premier de sa lignée se passe aisément de son parent disgracieux. Seulement la forte personnalité du dernier rejeton de Lana Wachowski couplée à une note d'intention hors-norme permet, sous un éclairage nouveau, de réenvisager le pourquoi de l'existence du phénomène SF de la fin du XXeme siècle. À l'époque, la question était de savoir ce qu'était la matrice sous sa forme diégetique alors qu'aujourd'hui on serait plus dans l'optique de savoir ce qu'elle masquait lors du passage au nouveau millénaire. Dépouillé de ses considérations philosophico-politico-religieuses au service d'une mythologie naissante, le projet des Wachowski n'était autre qu'une fenêtre ouverte sur la société occidentale dans une mégalopole écrasante à un instant T. Morpheus et Néo glissant au milieu des costards cravates, pions d'un système économique aux rouages imparables bientôt rejoints par l'affiche publicitaire et retrograde de la femme en rouge, incarnation parfaite du consumérisme made in L'Oréal. Tout Matrix en une séquence explicite à l'ombre des analyses journalistiques et complotistes dont la trilogie allait devenir, malgré elle, "la pute littéraire". Le reste de l'armature scénaristique ne relevant que de l'habillage intello mais essentiel dans l'élaboration d'un projet greffant pop culture et réflexions philosophiques. Visiblement Matrix continue d'offrir vingt deux ans plus tard son lot de prédictions, la dématérialisation étant la principale source d'inquiétude du collectionneur d'Art. Une information relayée dans Resurrections par une version obsolète du Mérovingien.
Quelles que soient les motivations de Lana Wachowski, Matrix Resurrections peut s'attirer l'opprobre autant que les louanges. La perception du spectateur ne peut en aucun cas être discutée. Il n'en demeure pas moins que le geste relève de l'inédit dans le dispositif du sequel. À la fois miroir de l'opus original, Resurrections revisite les formes de son premier segment sans le moindre souci du détail. (Il n'a jamais été clairement défini qui de Lana et Lilly Wachowsk excellaient au niveau de l'écriture et de l'architecture des plans.) Manifestement, la soeur ainée ne s'investit plus dans la construction de son cadre comme auparavant. Ce film, elle en veut une exécution perfectible mais gainé de trois pistes de lecture d'une richesse inouïe. L'approche formelle sera plus fonctionnelle et l'action moins présente. Que cela soit dit "Resurrections" se détache du genre qui en a fait sa réputation. Le film ira plus loin dans sa démarche d'émancipation en s'extrayant du cyberpunk et du magnifique bouillon Japano-sino-américain dans lequel la trilogie originale s'abreuvait à tout va. Le nouveau Matrix quitte sa peau référentielle pour renaitre à l'aune d'un genre... non référencé. La Résurrection tant annoncée se trouve peut-être là plutôt que dans la silhouette Christique de Thomas Anderson, analogie ô combien évidente. De la même manière que Néo traversant un miroir, Lana Wachowski ouvre une seconde fenêtre sur le monde de ses contemporains. Vingt ans après le premier Matrix, les repères sociaux ballottés associés aux idéologies douteuses ainsi qu'au terrorisme et à la pandémie auront amené sous nos fenêtres la peur, le cynisme et la paranoïa. "Le concept matriciel" tel qu'on pouvait le percevoir au début du XXIeme siècle ne peut être aujourd'hui reçu de la même façon. Ainsi les machines et l'agent Smith autrefois ennemis jurés et clairement identifiables n'acceptent plus le manichéisme forcené. Resurrections redéfinit la place de l'antagoniste en s'offrant des alliances contre-nature. Une partie des machines cèdent du terrain et épousent la cause des hommes tout comme la nouvelle version de Smith plus séduisante et perfide mais prête à louvoyer dans une nouvelle matrice qui ne l'assimile plus comme un virus mais comme un électron libre. Quant à Morpheus l'idée d'un leader aux idées participatives et non plus directives se font ressentir. Matrix et Matrix Resurrections fonctionnent sur les moeurs et les usages de leur époque en évoquant toujours un rapport de force à un degré différent.
Lorsque sortait Matrix Revolutions en 2003 et le destin funeste qui accompagnait Neo et Trinity, la prophétie des auteurs prenait corps dans un univers où la surenchère technologique effaçait l'esprit. Le dernier chapitre sème nombre d'indices afin de tirer vers le haut cette nouvelle matrice colorée. Lana Wachowski bombarde son film d'ondes positives et laisse s'envoler ses deux amants. L'ère contestataire de Bound est terminée, bienvenue dans celle de Sense8.