Hélas ! Avec Hollywood le cas ne se produit que trop souvent : beau et tortueux dans un premier temps, Matrix Resurrections en vient à lâcher son poignant sujet, cédant aux sirènes du grand-spectacle, où les problèmes se dissolvent trop facilement dans le cours de l’action. Si ce relâchement (imputable aux scénaristes) est aussi décevant qu’inexplicable, on peut identifier ce qui est relâché : le tiraillement entre la pilule bleue et la pilule rouge.
Le film se répartit selon deux sauvetages : un ingénieux remake de celui de Neo, prérequis à l’exfiltration de Trinity – tous deux ayant été rebranchés dans la Matrice à leur insu. Retour à la case départ : pour le couple endormi, l’enjeu est de se réveiller. Apparemment, il ne devait pas être possible d’effacer de sa mémoire les souvenirs de Neo, seulement de duper efficacement son esprit. Les génies créateurs de la Matrice ont donc inventé un dispositif ironique pour contenir la conscience rebelle de l’Élu : sa mise en abîme personnelle. Devenu le concepteur de jeux vidéo qui aurait créé la trilogie Matrix, Neo est condamné à développer et patcher sa propre biographie. Ainsi confond-t-il ses véritables souvenirs avec cette fiction qui lui est donnée comme s’il l’avait inventée. Cela donne lieu à une passionnante séquence de flux et de reflux de sa mémoire tenace, qui se heurte au récif de ce super simulacre. Ainsi qu’aux interprétations convaincantes de son psychanalyste (« l’Analyste »), dont la mission consiste autant à réprimer les résistances de sa mémoire à coups de rationalisation, qu’à recueillir des données psychologiques utiles afin de parfaire la Matrice. Pour compléter ce cercle vicieux, il lui prescrit à bonnes doses les fameuses pilules bleues.
Cet ingénieux dispositif place Neo dans un état paradoxal, l’affectant d’une nostalgie sans objet. Elle insuffle au début du film une atmosphère puissante et étrange, que nourrit notre propre nostalgie à l’égard de Matrix. Notre souvenir nous fait percevoir le visage actuelle de Kaenu Reeves à l’aune de celui de sa jeunesse. Conscient de ce phénomène, cette suite réflexive tire justement ses effets de la rétention du héros aimé et tant attendu : à la place, elle nous livre l’image d’un personnage vieillissant, mou du genou, plutôt rigide et paumé, dont on se demande s’il va assumer les cascades – l’ombre de lui-même. Le film provoque volontairement la frustration pour mieux exprimer un sentiment bouleversant : la mélancolie du héros qui s’est oublié lui-même, affecté d’un deuil de soi insaisissable parce qu’inconscient, et à qui une voix muette murmure « deviens ce que tu es », sans qu’il ne puisse la comprendre. Keanu Reeves confère à ce Neo diminué un regard lointain, perdu, et rend sa voix rauque mal assurée, pathétique. Nous suivons l’errance émouvante d’une âme perdue, comme celle de Cooper (plutôt « imbécile heureux » cependant) dans Twin Peaks : The Return – qui adoptait pareil dispositif pour son retour tardif, l’idée du héros traumatisé par le passage du temps.
Le sujet de cette captivité spirituelle avait de quoi prêter au tragique. Ce ne sont pas les idées noires qui manquent à l’homme gavé de pilules blues, tenté d’en sortir par le haut d’une tour dans une parodie tragi-comique de ses voltiges antérieures. Mais, justement, Lana Wachowski choisit d’en sourire, si ce n’est d’en rire, grâce à l’idée fabuleuse que la Matrice mette Neo au travail sur le quatrième volet de la saga Matrix. Elle amplifie la mise en abîme qui en vient à nous envelopper, dans une séquence excellente (je trouve) où s’enchaînent les séances de remue-méninges entre jeunes créatifs débattant sur ce qui définit la saga que nous connaissons. Ce qui pourrait passer pour un petit jeu autoréférentiel vire au doux cauchemar lorsqu’on s’aperçoit que la temporalité bégaye, que les assertions se répètent en variant à peine, à mesure que les habits de ceux qui les rabâchent changent pour marquer le passage des jours, tandis qu’un petit tambourin, entêtant et ironique, rythme ce boléro infernal (celui de White Rabbit, ensorcelante chanson du groupe Jefferson Airplane qui raconte un monde sens dessus dessous). Une belle montée en puissance marque ce début de film, jusqu’à un assez haut degré de réflexivité ironique, qui devient pourtant très touchant lorsque Neo, en plein décalage générationnel et métaphysique, se retrouve, interrogé par « Tiffany », à devoir commenter son propre statut de créateur de Matrix – c’est alors la réalisatrice qui s’exprime, avec simplicité (« C’est exaltant parfois, et le reste du temps… je ne sais pas... »), et l’on peut s’émouvoir de ce regard qui se penche sur son œuvre – et sur ses beaux amants de fiction.
C’est dans ce café Simulatte où Neo répond à « Tiffany », c’est lorsque leur mains s’effleurent et que leur regards se croisent timidement au-dessus des cafés crème, que se profile un magnifique mélodrame, le mélodrame des amants amnésiques. Hélas ! Cette belle promesse sera écrasée par la nature rampante de Matrix, son tropisme de blockbuster – anglicisme qui formule son propre défaut : « [bombe] capable de faire exploser un pâté de maison ». Je n’entends pas disqualifier l’explosion en soi, seulement la propension des scénaristes à l’utiliser pour vaporiser les problèmes après les avoir pourtant exposés. L’équation était claire : une fois Neo secouru par un commando opportun, il lui revenait, à lui, de réveiller Trinity, ce qui nécessitait de convaincre Tiffany. La convaincre d’abandonner une vie construite durant des années, de quitter son mari, ses enfants surtout, et son admirable style de vie de motarde qui construit elle-même ses propres engins. C’est tout l’enjeu de la belle scène où Neo vient à son garage et que, dans une lumière ambrée, il tend la main de l’aventure à Tiffany qui décline poliment la proposition de ce bel inconnu. Alors, et c’est le plus émouvant, Neo n’insiste pas, décide de réessayer plus tard. Il n’est pas seulement pressé par l’intrigue qui s’impatiente à la porte, ou arrêté par l’Analyste (Neil Patrick Harris jubile dans le réjouissant rôle du diablotin tourmentant le Christ pendant sa traversé du désert, à coup d’impressionnantes distorsions spatio-temporelles – nota : c’est cette façon de montrer les effets spéciaux, pour leur qualité phénoménale, en s’inspirant littéralement d’Harold Edgerton, qui est véritablement spectaculaire !) Non, si Neo renonce, c’est avant tout par amour pour Trinity. L’enjeu bouleversant auquel le film n’aura pas su se tenir est celui du consentement de Tiffany, et l’idée que Neo puisse refuser de la sauver à tout prix, de briser sa vie matricielle si elle la rend heureuse – pour ne lui offrir que son être vieillissant et le trou à rat insalubre auquel les humains sont réduits (tel qu’il était dépeint dans le premier Matrix du moins, et malheureusement sublimé dans ce dernier volet qui s’ingénie à nous présenter la culture hors sol des fraises).
À quel moment Lana Wachowski a-t-elle perdu de vue l’idée – qu’elle avait elle-même inventée – de la possibilité d’une existence propre des êtres numériques ? D’une vie non moins réelle, comme celle de Sati, la petite-fille indienne, le Pinocchio de Matrix. À quel moment, dis-je, a-t-elle oublié ce super-pouvoir « incarnateur » de l’amour, pour en arriver à écrire la scène où Trinity abandonne sans trop de scrupule ses enfants ? L’événement se produit en vertu d’une intuition miraculeuse, d’un retournement in extremis typiquement hollywoodien. Il vient subitement annuler tout le romantisme tragique du renoncement de Neo, aussi inattendu que dénué de lutte (« Si c’est ce qu’elle veut, je la laisse retourner à la Matrice ... »). Tous les questionnements intimes de Tiffany (« Ai-je vraiment voulu mes enfants ? Ou ai-je été ‘programmée’ à les vouloir ? ») Pire, le scénario expédie son problème le plus fort en le masquant par une pirouette (au moment de casser la gueule à son simulacre de mari, Trinity lui lance quelque chose comme « Ah ! ne m’appelle plus Tiffany, j’ai toujours détesté ce prénom ! »)
Ce faisant, le film achève de tourner en dérision le dilemme entre les deux pilules. Ici frappe encore la malédiction de la saga Matrix, qui vire simpliste dès qu’elle renonce à explorer le tiraillement des consciences pour simplement exalter la foi. L’intuition illuminée y devient l’asile de l’ignorance des scénaristes en mal de résolution. Comme si le barrage du cartésianisme cédait, la Prophétie submerge les films, emportant les doutes, les questionnements sur le libre-arbitre et sur l’habitabilité de la réalité. Ainsi le troisième volet carburait-il au millénarisme – et au genre du gros film de guerre made in USA. À la maîtrise de l’instinct (par le kung-fu) se substituait la foi en notre Sauveur, Neo-Christ, et l’ultime combat du Bien contre le Mal. Matrix Resurrections échoue sur ce même écueil. Au lieu de s’intéresser à la conscience de Trinity, troublée par l’aventure qui se présente à elle (d’abord sous les traits d’un adultère, puis en tant que dilemme existentiel), les scénaristes auront préféré affubler Neo d’une équipe de professionnels de l’aventure, pour se préoccuper davantage des contingences du transfert multimodal du corps de Trinity (autour de son cocon), sur un registre de Mission impossible. Ces experts, trop sûrs d’eux pour avoir de la personnalité, interviennent pour combattre les méchants, résoudre l’intrigue par la force. Leur action finit par alourdir le film de plomb, nous entraînant dans les courses-poursuites obligées du climax conventionnel. Nous voilà rattrapés par la véritable Matrice : une fois de plus, l’aventure humaine est sacrifiée au grand feu d’artifice du divertissement. Et la dernière icône du couple puissant suspendu dans les cieux après un saut depuis le toit-terrasse d’un gratte-ciel – ça sent la pub de parfum – ne saurait nous consoler.