Soit: une vision en suspension d'un objet potentiellement très lourd.
Résumé en deux lignes : le héros de La Source vive de Ayn Rand dans Coriolan de Shakespeare, revu par le duo Moebius/Jodorowski période Incal.
Ça fait limite vieux. Ça l'est. Mais est-ce mauvais pour autant?
Développement: Adam Drivers incarne ce héro, grand, magnétique et créateur visionnaire du roman de Rand, d'un individualisme forcené mais œuvrant pour le bien général, à condition qu'on le laisse faire ce qu'il veut, bordel!
_ ce qui, dans une lecture néo-con post-Reagan ou libertarienne de la Silicon Valley de Elon Musk ou Peter Thiel, peut poser problème dans la vraie vie, il faut bien l'admettre. Les premiers romans de Rand sont très lisibles et des bestsellers outre-atlantique, l'auteure était dotée d'un talent et d'une liberté de ton admirable à son époque, et mena une vie aventureuse dans son genre, mais la philosophie de ses personnages, à partir du moment où elle l'a conceptualisera plus tard sous le nom d'objectivisme, se révèlera manichéenne, et en grande partie le fruit d'une histoire personnelle où, après avoir fuit la révolution bolchevique, sa formidable capacité de travail trouva à s'épanouir aux états-Unis, dont elle glorifie en quelque sorte le capitalisme individualiste. Son influence sur la scène US dépasse néanmoins la lecture politique à cause de la Source vive (The Fountainhead) et Atlas Shoulders (La Grève), lus par l'ensemble de l'intelligentsia US, de Barak Obama à Donald Trump, et donc apparemment Coppola. _
Parenthèse refermée, revenons à notre inventeur génial, César Catalina, neveu du riche banquier Crassius, dans un New York modélisé sur la Rome décadente de Coriolan, la plus longue pièce de Shakespeare, dont le héros vertueux semblerait idéal pour mener Rome si sa rigueur morale n'empêchait toutes concessions à l'égard du peuple qui le ferait élire. Un peuple faiseur de rois versatile et vociférant, témoin des excès de classes dirigeantes décorrélées de la réalité et sujet aux manipulations et fake news populistes, comme celles que va répandre le cousin jaloux du héros, Clodio, wannabe héritier à la Trump/Brutus.
César, constate-t-on d'entrée de jeu, est doté du pouvoir d'arrêter le temps, ce que la fille du maire Cicéron, julia, est la seule à percevoir. Contre l'avis de son père, adverse depuis toujours à la famille Catalina, elle va lier son destin au sien, d'abord curieuse puis séduite, ce qui n'ira pas sans mal vu le caractère du bonhomme. D'autant qu'une rivale, ancienne amante de César, vénale et à l'ambition sans limite, compte bien le récupérer...oui, il y a du gras dans tout cela, de l'emphase et du kitsch, du clinquant, du baroque et mirobolant, oui...
...pourtant, c'est un tour de force! Car s'il frise le ridicule, le film n'y tombe jamais vraiment.
Il y parvient grâce à son esthétique empruntée à la saga BD de l'Incal de Moebius/Jodorowski*, où la thématique d'un empire décadent sur le modèle de Rome se trouvait déjà par ailleurs... Une esthétique ayant infusé chez d'autres dans d'innombrables œuvres ultérieures, et appartenant à nombre d'imaginaires collectifs de spectateurs.ices.
Et grâce à sa mise en place théâtrale, particulièrement visible dans les expédients dont elle use pour achever certains arcs narratifs, comme celui, très mineur, du personnage de Dustin Hoffman (là par amitié peut-être, pour enfin tourner avec Francis ?), ou les scènes de manipulation de la plèbe.
Aussi, quand il s'attaque à représenter les paillettes, la décadence et les outrances d'une société américaine, notamment dans ses jeux du cirque et leur musique pop discutable, songeais-je d'abord, dans un premier temps, le film pourrait laisser le spectateur à l'écart avec sa main un peu lourde, sauf que son aspect opératique rappelle à chaque instant qu'il s'agit d'une fable.
Et bien sûr, la mise en scène et son audace, incroyable considérant son âge, diront certain.e.s. Mais est-ce vraiment surprenant, quand on songe aux Loup de Wall Street de Scorcese ou Esterno Notte de Bellochio, ? Le talent demeurait et attendait son heure pour offrir un (dernier?)feu d'artifice. Dans une interview radio du matin, le vieux maître révélait sa lassitude depuis la mort de son épouse depuis 61 ans Eleanor en avril dernier, réalisatrice notamment du fantastique Heart of Darkness sur son tournage d'Apocalypse Now. Juste avant sa présentation à Cannes.
Et s'il n'est paas étonnant que ce film ai parut invendables aux producteurs de ciné US, il s'agit de son meilleur film depuis très longtemps, trente-quatre ans plus exactement. La différence majeure avec ceux réalisés entretemps étant qu'ici,il a quelque chose à dire.
* Au cas où Alejandro Jodorowski est un créateur à part, très influent dans le milieu SF et fantastique, admiré par des gars comme Georges Lucas, créateur de Star War et grand ami de...Coppola (cf sur le sujet le trésor de docu qu'est Jodorowski's Dune...ou lire l'Incal et le Métabaron).