Le trouble que laisse Megalopolis à certains tient à l'inventivité dont fait preuve le réalisateur, dans ses plans, dans son montage, dans son scénario, et qui à 85 ans est plus riche de création que la plupart des films prétendument plus jeunes. Or, et c'est là ce qui trouble : le film est aussi une farce, une inéluctable détresse de la fin, de la mort, de la survivance par l'art, qui hante Coppola.


Tout le film respire ainsi étrangement le temps qui passe, mais aussi le temps qui s'avance, le temps laissé aux autres, le temps pris pour faire de l'art qui, si ça se trouve, n'est jamais reçu vraiment par le public. Crassus par sa vieillesse et son empire qui le dépasse, César par son art qui le dépasse tout autant, Cicéron pour sa volonté politique de bien faire qui là encore le dépasse, sont trois artéfacts du réalisateur qui, perdant sa conscience dans ses personnages grandioses, vit dans un monde de fantasmes.


Le personnage principal du film est ainsi fondamentalement ringard, comme Coppola, difficilement placable sur l'échiquier politique, hors du temps, lui qui pourtant poursuit le temps, celui de créer une œuvre qui pourra faire civilisation.


Coppola se détruit lui-même via Crassus et César, déconstruit son oeuvre autant qu'il la construit. Il détricote, refaçonne, et dans une fresque terrifiante de grandeur qui le dépasse, s'effondre dans le fantasme là encore.


Or ce qui pour certains est la preuve d'un art absurde, sans intérêt, et n'ayant pas de contenu, est pour d'autres la richesse d'un homme qui ose faire face à l'art dans ses plus primaires puissances : celle d'un cinéma total.


Le jeu d'acteur, souvent critiqué par ceux qui ne veulent rien voir déborder, est à la hauteur de ce magma incontrolable, et Shia Labeouf, particulièrement, est complètement mémorable et cabotin jusqu'à l'étrangeté la plus morbide et fascinante, véritable Aguirre de pacotille moderne.

Le reste du casting est loin d'être en reste, même si on regrettera que le personnage - et l'actrice - jouant Julia, est en dessous en terme de profondeur artistique, servant essentiellement le genre de la fable comme intermédiaire du spectateur.

L'intérêt de la mozaïque terrifiante de jeu offerte par les autres est cependant tout à fait vertigineuse, et si Coppola cite Shakespeare ce n'est pas pour rien, car c'est lui l'héritier cinématographique du grand dramaturge, que ce soit dans l'exploration de la folie (voire du surréalisme) du jeu, des traits d'esprit, ou dans la finesse quasi fantomatique des dialogues.


Or là encore ce qui est aimé dans le passé est honni chez Coppola, et l'on refuse au cinéma une telle grandeur.


César qui poursuit le temps, l'arrête et le fuit, vit dans un monde de rêve - de cinéma finalement - que Julia découvre, monde au combien détruit que les spectateurs disent kitsch et suranné, et qui justement s'inscrit dans une histoire en étant à la fois du passé, du présent, et traitant de l'avenir de ce monde déconstruit et à toujours façonner.

César, en ce sens, reste incompris, car son oeuvre ne sera jamais de son temps, jamais vraiment de l'avenir, jamais vraiment du passé, et que le temps que cherche à arrêter Coppola et César, c'est un temps pour voir les capacités infinies du cinéma.

Mais ça ne change rien : la plupart des gens ne prennent pas le temps et préfèrent ne pas donner à l'art trop de temps.


La fin du film, malheureusement, soldera l'ironie.


La "farce" aura assez duré et devra être remplacée par la "fable" pour faire plaisir à Julia et à un public qu'aurait aimé avoir Coppola.

Mais les démons shakespeariens, les spectres de couleurs brumeuses et si belles, les vapeurs du chaos rouge et bleu, resteront dans la conscience sortant du film, et donneront l'impression que les gens ne comprennent pas que le rire, de Coppola autant que du public qui n'y voit pour une partie qu'un spectacle grotesque, est le masque et l'ironie morbide d'un monde plus sombre, un monde de Dieux dans lequel la conscience de Coppola se déchire en plusieurs figures.


PS : on a dit que Coppola citait Marc Aurèle parce qu'il l'adorait, ce qui revient à ne pas voir que la place de Marc Aurèle est extrêmement ambiguë et est utilisée comme un enjeu scénaristique liant César et Cicéron.


PS2 : il faut avoir beaucoup de courage pour faire rire le public sans pour autant une seconde renier la quête de profondeur sur les capacités du cinéma, à l'inverse de ce que font presque tous les réalisateurs quand ils usent du grotesque aujourd'hui et qui, pour satisfaire le public, diront que tout cela n'est essentiellement que grotesque et risible.


Ne reste plus qu'à espérer que, comme le dit Crassus faisant rire la salle par sa sénilité et son empire qui lui échappe, le Temps revienne pour donner un jour une nouvelle chance à ce film.

Asendre
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le 13 oct. 2024

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