De même que, par désespoir, des sympathisants démocrates ont crié à la fraude électorale, ou cru voir en la tentative d’assassinat du 13 juillet une mise en scène, de même Megalopolis pense-t-il s’opposer au péril trumpien alors qu’il fait partie du même univers mental. Prenez le discours de victoire du président réélu, c’est comme s’il s’y reflétait : éloge des femmes parce qu’elles sont belles et inspirent les hommes ; culte dévot d’un self-made genius aux méthodes tyranniques ; prophétisme de la décadence, que l’homme fort prétend résoudre par la vertu de son leadership entrepreneurial, par une technologie miraculeuse, par le natalisme. Sur ce dernier point, la scène finale est identique : une démonstration de pouvoir à travers l’exhibition d’une grande famille.
Oui, l’esprit de Trump plane sur Megalopolis, jusqu’à s’incarner un peu partout. En Clodio le populiste, évidemment, mais en son père Crassus aussi bien, ce vieux milliardaire enterré trop vite, mais dont le phallus foudroiera les opposants. N’est-ce pas aussi le maire de New Rome qui ne rêve que de bâtir un casino ? Voire Cesar Catilina, ce grand enfant tempétueux qui signe des autographes ? Trump est presque de tous les rôles ! Car c’est d’abord Coppola lui-même. De par ses méthodes de communication (une bande-annonce intimidait d’avance la critique, à coup de fausses citations aveugles à ses anciens chefs-d’œuvres, sur le thème : « Le vrai génie est souvent incompris »). Et de par son comportement sur le tournage, tel que rapporté par le Guardian et Variety : caprices, isolement en sa caravane comme l’autre en son golf, goût du licenciement, embrassades abusives de figurantes (selon l’adage trumpien : « when you’re a star, they let you do it. You can do anything. »)
Megalopolis est-il un film de l’avenir, invisible à ses contemporains ? Non, et une pierre de touche permet de le prévoir : son flagrant sexisme. Revoir le film ? Cela ne saurait masquer le peu d’égard quant au point de vue des personnages féminins. À l’image de l’épouse décatie du maire, bonne qu’à vouloir jouer au poker, se plaindre de ce que les garçons parlent d’Histoire, ou s’extasier sur un tapis roulant. Quant aux jeunes, toujours sexualisées, elles se déhanchent façon pub de parfum en robe fourreau, s’épanchent en nuisettes transparentes. Le cas Taylor Swift n’est envisagé que par la lorgnette du deep fake porno qu’elle a subi. La vamp, prénommée Wow, n’existe qu’à travers ses pâmoisons devant le Génie, ou par l’usage conspirationniste de son sexe, avant de mourir d’une flèche dans son décolleté plongeant. Soyons clair, le problème n’est pas l’érotisme mais la vacuité, il suffit de comparer avec la superbe caractérisation d’Anora.
Au contraire, Julia Cicéron est une vue de l’esprit. Coppola déclarait dans les pages des Cahiers du cinéma (n°812) son admiration pour Eustache et la tirade viscérale de Veronika. Mais il s’abstrait de tout conflit intérieur avec la trajectoire de sa Julia qui, de Putain (« La fille du maire montre tout ») deviendra Maman, tout simplement. Être la Muse du Génie, telle est sa rédemption. Les majuscules surgissent ici car nous voici en ciel d’allégories. À la fin, l’Espoir paraîtra sous la forme du Bébé. Mais n’y voyez pas de pompiérisme, ou de grossièreté dans le rendu des affects : c’est une fable. Pratique, cette licence autoproclamée. Elle doit conférer a priori leur pouvoir évocateur aux images. Mais regardons bien celle de l’Arrêt du temps, ce métrosexuel en funambule face à la skyline, du haut de son toit-terrasse : ce n’est que l’esthétique d’une pub de montre ! Mais, soit, acceptons cette idée de fable : quelle est sa morale ? L’Avenir de la civilisation, nous montre-t-on, est du côté du starchitecte et promoteur immobilier, qui rase les pre-war buildings des pauvres pour y dresser son éco-quartier, certes biomimétique (passage obligé) mais visiblement dénué de vraie capacité de logement. C’est une vision marketing pour super-riches qu’on nous présente-là. Ci-gît l’utopie.
Coppola brosse donc une satyre mais sans la finesse d’esprit requise, et ne trouve à y opposer qu’une vision creuse et patriarcale. Or il ne suffit pas d’un regard pontifiant, avec des intertitres en marbre, pour offrir de la hauteur critique. Prenons le biopic The Apprentice, qui dépeint le même univers mais sans s’y embourber. Là aussi tout n’est que dorures et vanités, luxure et vulgarité. Mais la forme du récit d’apprentissage permet à l’acteur Sebastian Stan de composer le personnage sous nos yeux, touche par touche — avec une sobriété très appréciable. Nous assistons à la mue du jeune Trump, et donc aussi à sa disparition. Une dramaturgie qui se révèle étonnamment touchante (son côté débonnaire et malhabile le rendait plutôt sympathique), tout en exposant finement les ficelles charismatiques du vieux Trump. Ce faisant, on nous conduit à le voir comme un personnage construit, un mythe (au sens de Barthes). Une solution ingénieuse au défi posé par Dork Zabunyan dans Fictions de Trump (2020) : comment représenter un monstre médiatique sans en redoubler l’image ? Parmi les suggestions de l’auteur, on trouvait celle-ci (p.103) : « la tentative de retrouver le corps de Trump d’avant son accession au pouvoir ne pourrait-elle pas constituer [...] une éventuelle percée critique à son égard ? »
Certes, The Apprentice et Megalopolis auront tous deux représenté le trumpisme. Mais l’un par l’analyse, l’autre comme un symptôme.
(Adressé au Courrier des lecteurs des Cahiers du cinéma, le 18 novembre 2024)