Il y a cinq ans, Abdellatif Kechiche atteignait un état de consécration dans sa carrière en remportant la Palme d’Or au Festival de Cannes pour son cinquième film, La Vie d’Adèle : Chapitres 1 et 2. Cette chronique d’une romance entre deux jeunes femmes avait profité d’une exposition inattendue pour son genre et d’un accueil critique presque unanime, hélas terni par des polémiques entourant tant le contenu de l’œuvre que son contexte de production. Une demi-décennie plus tard, Mektoub, My Love : Canto Uno est quant à lui fébrilement accueilli par une presse tiraillée entre déclaration d’amour au génie kéchichien et dénonciation des travers de plus en plus embarrassants du cinéaste. La reconnaissance dans les festivals et les grandes cérémonies est quasiment absente et la distribution en salles paraît ridicule pour un film dont l’auteur détient la récompense la plus prestigieuse du cinéma. On aurait pourtant tort de s’en tenir à cette timide réception pour appréhender Mektoub, My Love, film tout sauf mineur mais surtout étape fondamentale dans le parcours de son auteur.


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Adaptée du roman La Blessure, la vraie de François Bégaudeau, le nouveau Kechiche prend place en plein été 1994, et voit le jeune Amin quitter Paris où il tente de devenir scénariste pour passer les vacances estivales dans sa ville natale de Sète. Il y retrouve sa mère, ses oncles, tantes et cousins, mais aussi Ophélie, son amie d’enfance dont il est secrètement amoureux, et s’apprête à passer un été sous le signe de la fête et de l’insouciance. Ce n’est pas la première fois que le cinéaste français aborde le thème de la jeunesse. L’Esquive, notamment, mettait en scène des adolescents de banlieue qui trouvaient dans le théâtre un moyen d’illuminer leur existence tandis que La Vie d’Adèle racontait l’entrée dans la vie d’adulte d’une jeune femme au prisme d’une intense relation amoureuse.


Avec Mektoub cependant, Kechiche entreprend de traiter la jeunesse comme un instant T au sein de l’existence, au delà de toute considérations sociétales. Dans ce cadre, le choix de resserrer l’action prend tout son sens, la ville de Sète étant presque envisagée comme une sphère hors du temps et de l’espace, où la vie des personnages semble placée entre parenthèses le temps d’un été. En résulte une structure narrative d’apparence plus épurée qu’une Vie d’Adèle dont les péripéties étaient cadencées par les étapes de l’existence de sa protagoniste. Ici, le cinéaste construit une atmosphère d'apparente insouciance, rythmée par des soirées dansantes et inhibées, de longues séances d’oisiveté sur la plage et, surtout, des mœurs assez libres.


Jamais un Kechiche n’aura été aussi torride dans sa représentation de la festivité et des rapports hommes/femmes, placés dans un jeu constant de parade nuptiale. Les jeunes adultes de Mektoub, My Love sont des individus en plein état de libération, avides d’expériences amoureuses et/ou sexuelles. La structure du film épouse en partie ce postulat en mettant en exergue les scènes de séduction, entre plages, bars et night-clubs, autant de décors où le langage corporel semble prédominant dans la manière d’appréhender le sexe opposé. Sous la caméra du cinéaste, les affinités naissent, les corps se rapprochent et les couples se forment et se déforment dans un climat de tension érotique permanente.


Cette monstration ostentatoire d’un mode de vie libéré a valu au film quelques polémiques. Plus particulièrement, on a pu reprocher au cinéaste sa représentation du corps des femmes, dont les formes sont incessamment auscultées par la caméra du cinéaste auquel on a prêté un regarde lubrique voire pervers. Inutile de mentir, Kechiche est un cinéaste fasciné par le corps féminin, qu’il s’est évertué à représenter tout au long de son œuvre. Toutefois, il a toujours su problématiser son sujet en ne le réduisant pas à un simple objet de désir. Dans Vénus Noire, le cinéaste mettait en opposition la fascination froide, clinique et déshumanisée pour le corps de la vénus hottentote avec les tourments intérieurs de la jeune femme réduite à l’état de bête de foire. Dans La Graine et le mulet, l’hypnotique numéro de danse final de Hafsia Herzi amorçait la résolution du conflit principal en agissant comme point de rassemblement pour tous les personnages du films, subjugués par un même spectacle. Enfin, dans La Vie d’Adèle, les longues et très explicites scènes de sexe entre Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux témoignaient de la passion ardente qui unissait les deux jeunes femmes.


De la même manière, dans Mektoub, My Love, la contemplation du corps féminin est associée au regard du personnage principal, Amin. Kechiche construit l’ensemble du film comme l’expression d’un point de vue subjectif, celui d’un jeune homme peu expérimenté, attiré par les femmes et fasciné par le climat de sexualité exacerbée qui l’entoure. Dans le même temps, le protagoniste s’établit comme un jeune homme en perpétuel décalage avec le monde qui l’entoure. Amin est un artiste, scénariste mais aussi photographe, placé dans le rôle d’observateur du monde plutôt que celui d’acteur. Timide et discret, le jeune homme semble entraîné dans ce monde torride sans être en capacité de l’appréhender. Le cousin d’Amin, Tony, s’impose comme son opposé : charmeur, assuré, baratineur, collectionnant les aventures avec les femmes et embrassant pleinement ce mode de vie festif et insouciant. La dualité entre les deux personnages se cristallise dans leurs processus de séduction respectifs, qui font l’objet du premier acte du film : la tentative d’Amin reste inaboutie et voit le jeune homme se réfugier dans son amour pour la photographie et le cinéma.


Le regard d’Amin est donc un regard de frustration, celui d’un homme indéniablement captivé, attiré par ce climat de romantisme et de sexualité, mais dans un même temps condamné à y rester extérieur. La première scène est en ce sens programmatique. Amin, fraîchement arrivé à Sète, se rend chez Ophélie dans l’espoir de surprendre son amie d’enfance. Il découvre cette dernière en pleins ébats avec Tony et ne peut s’empêcher d’observer l’acte à travers une fenêtre. Dès cet instant, le personnage principal se voit enfermé dans ce rôle d’observateur passif, qu’il ne quittera pratiquement pas de tout le film. Ce prologue le met face à l’impossibilité qu’il éprouvera à satisfaire ses désirs les plus profonds, alors qu’il contemple un acte sexuel unissant la femme dont il est amoureux et l’homme qui représente tout ce qu’il ne peut pas être.


La relation d’Amin avec Ophélie constitue le fil rouge de l’ensemble du film. Là où La Vie d’Adèle était l’histoire d’une passion, de prime abord vivace avant de se faner lentement, Mektoub, My Love est celle d’un amour à jamais insatisfait. Amin s’inscrit dès lors dans cette tradition amère et très kéchichienne de protagonistes en déroute, dont la vie semble graviter autour d’un manque impossible à combler. Pour autant, si la destinée du jeune homme peut paraître tragique, le réalisateur ne le réduit pas à une simple figure de martyr impuissant. Loin des sorties arrosées et imbibées d’érotisme, l’intérêt d’Amin se situe dans l’observation du monde et d’une beauté imperceptible aux yeux de son entourage. L’une des scènes-clés du film voit ainsi le jeune photographe tenter de capturer sur pellicule l’accouchement d’une brebis. Contemplative, silencieuse, la séquence tranche radicalement avec l’ambiance du reste du film, comme une pause de beauté pure et intimiste au milieu des frasques estivales.


En une coupe, abrupte, Kechiche abandonne le calme feutré de l’étable des brebis pour la saturation sonore et visuelle d’une boîte de nuit et, par là même, établit la dualité du monde dans lequel évolue Amin. Le passage radical d’une séquence à l’autre en arrive presque à générer un malaise chez le spectateur, le même malaise vécu par le personnage quittant la quiétude de son isolation d’artiste pour tenter, une fois de plus, de se conformer à un monde auquel il n’appartient pas. Le réalisateur insiste sur ce décalage en isolant constamment son protagoniste dans le cadre et en construisant une alternance entre le visage d’Amin, déboussolé, désemparé, et des plans capturant l’effervescence dans laquelle se plonge le reste des personnages.


Cette scène de boîte de nuit sert de climax au film et porte à leur paroxysme des procédés déjà mis en pratique tout au long de l’oeuvre du cinéaste. Reconnu comme l’un des grands naturalistes modernes du cinéma, Abdellatif Kechiche tend à construire ses séquences non pas comme des scènes-clés au sein d’une progression narrative définie, mais bien comme autant de moments de vie au sein desquels ses personnages peuvent s’épanouir, interagir et exister. Pour mener à bien cet objectif, le réalisateur étire chacune de ses scènes au maximum et, ce faisant, ne les limite jamais à leur seul rôle de progression narrative ou de construction thématique. Les dialogues s’adaptent à cette durée supérieure à la moyenne, passent de l’essentiel à l’anecdotique, se répètent, encore une fois dans un soucis de produire une impression de réel. Parfois, la conclusion logique d’une scène n’arrive qu’après une dizaine de minute, quand son point de départ a été délayé par le reste. Pendant les scènes de danse, la musique remplace les dialogues, la caméra se fait plus mobile pour suivre au plus près le rythme des corps tout en maintenant cette notion de répétition, d’étirement, qui prend alors des proportions presque hypnotiques.


Ce réalisme de forme sert aussi la nuance du propos développé par le cinéaste : jamais les procédés de mise en scène ne semblent servir un quelconque jugement à l’encontre des personnages, même ceux dont les comportements pourraient, a priori, sembler condamnables. Le point de vue du film a beau se soumettre à celui de son protagoniste central, Kechiche développe à l’écran un réseau d’individus aux interactions en apparence crédibles et spontanées, et placés sur un pied d’égalité. Le cinéaste n’a pas son pareil pour capturer un sourire, un regard dérobé restituant, l’espace d’une seconde, l’immense humanité et la richesse d’une existence.


La direction des acteurs, pour la plupart amateurs, encourage l’hésitation, les silences les imperfections du langage, encore une fois dans une optique de naturalisme. Les méthodes de Kechiche, basées sur une immersion totale dans le rôle, une improvisation structurée et une répétition des prises parfois jusqu’à l’épuisement s’avèrent payantes : la plupart des comédiens atteignent des sommets de justesse et transcendent des personnages dont les apparitions sont parfois très brèves. On ne peut qu’espérer que leurs rôles dans Mektoub parvienne à lancer les carrières de Shaïn Boumedine (Amin), Ophélie Beau (Ophélie) ou encore Lou Luttiau (Céline), amateurs évoluant aux côté d’habitués de l’univers kechichien comme Hafsia Herzi (Camélia) ou Salim Kechiouche (Tony).


La recherche d’une authenticité brute prodigue aux films de Kechiche un rythme singulier, dont l’effet peut engendrer deux réactions extrêmes chez le spectateur : soit un ennui total, soit un état presque second où l’immersion est telle que la notion même du temps semble se diluer à mesure que l’impression de vivre au sein du film et au côté de ses personnages se renforce. La démarche n’a semble-t-il jamais été aussi radicale que dans Mektoub, qui développe son propos en filigrane tandis que le spectateur se voit mis face à une succession de tableaux dont la répétition peut paraître rébarbative.


Telle est peut-être la raison de l’accueil tiède du dernier Kechiche dont le précédent film avait pourtant été plébiscité. Ou peut-être le vent de polémique jeté sur le réalisateur suite au succès de La Vie d’Adèle a-t-il finalement atteint son point culminant. Car, en dehors de cela, Mektoub possède toutes les qualités propres à l’œuvre du cinéaste et continue de l’imposer comme l’un des auteurs les plus importants du cinéma français moderne. L’ambition d’Abdellatif Kechiche semble d’ailleurs avoir dépassé celle du long-métrage seul puisque Mektoub, My Love : Canto Uno sera suivi d’un Canto Due dont on sait peu de choses si ce n’est qu’il poursuivra le parcours d’Amin, et concrétisera un désir de longue date - envisagé puis avorté avec La Vie d’Adèle - de réaliser une saga filmique suivant les mêmes personnages sur plusieurs épisodes. On ne peut qu’être impatient de voir comment Kechiche parviendra à relever ce nouveau défi, quand bien même le cinéaste n’a plus rien à prouver à qui que ce soit.

Yayap
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le 1 juil. 2018

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