Pâté en croupe
Abdellatif Kechiche, depuis La vie d’Adèle, semble désormais devenu plus clivant que jamais (La vénus noire présageait déjà de la chose) et susciter la controverse au moindre de ses mouvements. Les...
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le 22 mars 2018
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Près de 10 ans après la Graine et le Mulet, belle fresque familiale, Abdellatif Kechiche revient à Sète pour y tourner l'histoire légère d'un été, jetant avec émotion un regard vers sa propre jeunesse et proposer un nouveau regard sur une famille maghrébine du Sud de la France.
On pourrait être décontenancé, tant Kechiche est si à l'aise qu'il se permet de livrer une œuvre massive par sa longueur en faisant fi d'une trame scénaristique. Son Mektoub, My Love est un collier d'instants volés, de scènes de drague, de danse, de joie, de mélancolie, de discussions, comme captées à la volée. Son approche, que l'on pourra grossièrement qualifier de naturaliste, est un bijou de mise en scène tant celle-ci est toujours cachée. C'est lors de rares instants, lorsque l'écriture si précise mais si discrète se fait alors sentir, lorsque la musique extra diégétique se fait entendre que l'on se souvient alors que ces instants de vie sont une fiction, lorsque Kechiche prend le temps de poser sa caméra et de sublimer ses plans, que l'on réalise que l'on est face à grand film, lorsque le cadre capte le soleil rasant et les particules flottant dans l'air, quand il dessine le profil de ses comédiens, lorsque la profondeur de champ se réduit que certaines scènes sont mises en évidence, comme des bulles hors du temps.
Ces moments précieux où la fiction se laisse saisir réserve de grands instants de cinéma, et montre qu'il est une leçon de cinéma au montage virtuose.
L'on pourrait se dire que Kechiche oublie, en 3 heures, de raconter une histoire. C'est pourtant bel et bien lorsqu'il semble ne rien dire qu'il dit plus encore. Dans La Graine et le Mulet, le personnage principal était mû par un projet (celui d'ouvrir un restaurant, et par là, d'obtenir enfin une reconnaissance), qui donnait un sens à ses longues scènes de dialogues, de musiques et de danses.
Dans Mektoub, My Love, c'est précisément l'accumulation gratuite de ces scènes de dialogues, de musiques, et de danses qui donnent au film son sens. Se focalisant sur une bande d'amis d'enfance mêlée à la vie de famille des personnages, Mektoub est, dans sa longueur, une magnifique page de vie(s), mettant tour à tour en lumière des personnages ; de son héros Amin, à son cousin Tony, de sa mère (exceptionnelle de présence et de douceur Delinda Kechiche) à sa tante (Hafsia Herzi, en terrain conquis), de ses amis anciens (Ophélie Bau, toute en malice et naïveté) aux plus récents. Dans cette galerie de portraits, Kechiche raconte sans avoir l'air de le faire, des histoires, celles d'adultes naissants, les suivant de la plage au bar, de la boîte de nuit au restaurant, prenant toujours son spectateur par la main pour mieux le lâcher dans ce territoire qui est désormais le sien et sur lequel il pourra projeter ses désirs et ses regrets, ses souvenirs et sa tendresse. Bien que succession d'excès et de problèmes qui n'en sont pas (d'un mariage prévu auquel on ne croit pas à un amour d'enfance qui ne nous appartient plus), où l'on questionne longuement l'un sur les agissements d'un autre sans jamais s'avouer intéressé ou jaloux, où l'on parle, dans le dos, ou s'engueule, en face, où l'on se délecte de ragots et on se prend avec malice la tête, comme un jeu pour tuer le temps d'un été long, c'est la tendresse et un bonheur fou qui débordent ce film multiple, qui prend son temps pour laisser à ses nombreux comédiens une liberté totale que l'on sent toujours solidement encadrée, par un réalisateur dont on connaît les méthodes. Par sa forme même, ce film ne peut donc être qu'un pur objet de cinéma, s'en faisant une formidable incarnation, tant il est irréductible à un quelconque récit résumable.
Mektoub, My Love n'est jamais le film bavard et creux qu'on l'a accusé d'être, et n'est pas (que) vulgaire et racoleur, précédé par la pesante réputation de son réalisateur.
Certes on pourra lui reprocher l'hypersexualisation récurrente, le regard parfois manipulateur et voyeur d'un réalisateur qui capte au plus près les corps féminins (et jamais ceux masculins, véritable réticence dommageable), les jeux de drague poussés à l'excès, qui n'ont en fin de compte que de souligner la lâcheté masculine dans un monde amoureux et sexuel mené avec poigne par les femmes.
C'est pourtant ce regard qui fait d'Abdellatif Kechiche le cinéaste des corps qui se frottent, des corps beaux, le cinéaste de la sensualité et de la tension érotique, l'un des meilleurs pour capter les sous-entendus et les regards qui se toisent et se cherchent pour mieux se reconnaître dans une foule.
Car le regard de Kechiche c'est celui d'Amin, protagoniste taiseux du film, alter-ego évident de du réalisateur. Soit le regard d'un jeune de 20 ans en vacances à la plage où les corps se montrent et où les désirs naissent soudain, où l'on mate et est maté, où les esprits s'échauffent et se dérèglent, comme les oliviers durant la canicule. A travers ses yeux, c'est un homme qui raconte sa jeunesse, l'évoque dans un style propre à lui, celui de la frontalité pudique. Mektoub, My Love, à l'inverse de ce que dit son titre, n'est peut-être pas un film sur le destin à venir, celui d'Amin et de ses amis, mais un regard dans le rétroviseur d'un cinéaste qui tente à travers eux de lire le sien. En revivant un été, en le rêvant par le biais de la fiction, Kechiche parle plus que jamais de lui, ne faisant jamais de ce film une œuvre inutile mais une peinture toujours personnelle. Amin c'est ce beau garçon qui plaît, mais qui, à l'alcool et la drague, préfère regarder des films dans sa chambre, écrire des scénarios et prendre des photos, lui qui maintenant parisien, a plongé dans la vie intellectuelle et artistique et découvre avec nous la distance qu'il a désormais prise d'avec son passé et ses amis et amours d'alors (qui n'en sont peut-être déjà plus). Un garçon qui toujours regarde, telle une caméra (caméra qui le guette d'ailleurs dans chaque plan - car c'est lui qu'on verra entre deux filles désirées s'embrassant -), qui toujours écoute, en retrait, un regard pur doublé d'un sourire doux et jamais ironique. Un visage ouvert et beau, une oreille qui recueille, sans jamais commenter. La beauté toute entière du film, au-delà de ses sensations estivales de nuits chaudes, de vapeurs d'alcool et peau qui sèche au soleil couchant, réside dans ce regard-là et dans celui, donc, de son comédien, la révélation Shaïn Boumédine.
Un personnage et un réalisateur se mélangent, une caméra et un regard aussi.
En ne racontant rien, Kechiche réalise un film méta sur un futur réalisateur au travail. C'est lors d'une scène d'attente de l'accouchement d'une brebis puis, de son accouchement pris en photo, scène qu'on aurait du mal à croire intéressante, qu'il bouleverse pourtant au plus profond, sans qu'il soit possible de dire pourquoi, et capture, dans une épiphanie de cinéma qui pose plus que jamais la question du regard, celui d'un artiste qui naît, avec une belle frontalité, le tout dans une séquence méta.
Mektoub, My Love est un film dansant et vivant, libre et puissant, un chant à la vie et à la jeunesse, au désir sexuel, un film qui crie son bonheur de vivre et la douleur qui l'accompagne, un film interminable mais qui, comme l'été, semble toujours trop court et que l'on voudrait voir durer l'éternité.
Un film comme un amour qui nous échappe, comme cette scène finale où, sous un ciel couvert, on se concentre peut-être sur l'essentiel tandis que le temps file.
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le 17 déc. 2020
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