Ce n’était probablement pas arrivé depuis 2002 et Irréversible de Gaspard Noé, Abdellatif Kechiche dynamite le Festival avec un film plus que problématique. Mektoub my love : Intermezzo est l’objet de tous les débats, colères et extases des festivaliers depuis hier soir. Un scandale comme il est important de les vivre à Cannes, et pourtant cette fois, cela n’a rien de jouissif que d’avoir subi ce film, qui plus est en Compétition.


Si jusqu’à présent, le réalisateur avait déjà ses détracteurs et n’avait jamais fait l’unanimité, son regard libidineux n’avait jamais été aussi clair et violent que dans ce second volet Mektoub my love : Intermezzo. Le fond même du scandale provoqué sur la Croisette, c’est l’énorme cas de conscience que pose cette projection et ce à quoi tout ce film fait appel dans chacun d’entre nous, distinguer le génie de certains choix esthétiques et forces cinématographiques du regard pervers que le réalisateur pose sur chacune de ses actrices. Au sujet de la place des femmes, on pourrait y voir comme dans le premier, une sublimation de la posture féminine qui s’expose librement sur les podiums d’une boîte de nuit, mais Kechiche ne magnifie plus le corps de ses actrices, il les utilise pour en dresser un portrait où le malaise règne et le vice avec.



La chose plus importante pour moi, était de célébrer la vie, l’amour, le désir, le pain, la musique, le corps et de tenter une expérience cinématographique la plus libre possible.



C’est ce que le réalisateur déclare en ouverture de la conférence de presse qui a suivi la projection, une ode à la vie comme le canto uno alors ? Il n’en est rien, qu’un vulgaire rinçage de l’oeil misogyne qui fera apprécier l’oeuvre à une majorité d’hommes et détester le même film à de nombreuses femmes qui se sentiront humiliées par cette image féminine. « Quand on lève la tête dans Paris, on voit beaucoup de fesses » était-ce une raison pour reprendre cette problématique vision de la femme dans les publicités dans tout un film ? Est-ce le même Kechiche qui déplore la morale de l’époque qui tente de rendre le harcèlement sexuel et la femme-objet érotique dans son film ? Au nom de la liberté artistique, tout semble permis au cinéma et le cinéaste se l’approprie dans une oeuvre vraiment abjecte. Pendant le film et même le lendemain de sa projection à Cannes, les regards se croisent maladroitement, le malaise est palpable tant les avis s’opposent et même ceux qui ont apprécié le film se questionnent sur les raisons d’un tel attrait.


Il est bien vrai que les 3h30 de film semblent quelque peu envoûter, en grande partie grâce au naturel des acteurs, surtout d’Ophélie Bau qui livre une prestation, assez percutante. Mais là, encore, tout cela est finalement bien problématique. S’abandonner soi même en laissant toute la liberté au regard du réalisateur, il fallait l’oser et l’assumer. Mais l’absence de l’actrice lors de la projection, du photo-call et de la conférence de presse donne tout de suite une nouvelle tournure aux événements. Le traumatisme est-il le même que pour les actrices de La vie d’Adèle ? Il serait primordial d’avoir les sentiments du casting féminin de ce film afin de saisir toute l’ampleur des scènes et du travail évoqué par Kechiche comme phénoménal. Il est vrai que dans le don de soi, le casting a mis la barre très haute. D’un point de vue purement cinématographique, faire twerker ses actrices durant trois heures en captant leurs courbes dans des contre-plongées qui ramènent encore à cette domination féminine, c’était déjà très osé. Mais qui domine qui ? Les acteurs à qui Kechiche ne cesse de vouer un culte ou le réalisateur lui-même, tortionnaire dans ses attentes et ses exigences. Lorsque durant la conférence de presse, il élude chacune des questions interrogeant avec intelligence sa manière de travailler ces scènes et qu’il précise même avoir interdit aux acteurs d’en parler, c’est quand même un drôle de sentiment de pouvoir malsain qui prend le dessus.


Le film est boiteux, rempli de vice et d’émotions dérangeantes où le vide prend parfois toute la place. Que ce soit dans les dialogues ou la mise en scène qui s’oublie parfois, Kechiche s’est égaré et humilié. Filmer une scène de sexe à la manière d’un porno raté dans les toilettes d’une boîte où la caméra ressemble à un smartphone filmant une sextape, c’était osé dans l’intention mais encore une fois symptomatique d’un voyeurisme écoeurant de la part de Kechiche qui profite de la réalité (le couple Ophélie Bau/Romeo de Lacour) pour en faire une chronique de jeunesse emplie de désir mais qui ne parviendra qu’à dégoûter. Ils ont beau porter des toasts à l’amour, on n’y verra que du sexe, mais jamais masculin. Evidemment, si les hommes et les femmes étaient sexualisés de la même manière, on pourrait parler de grand coup de génie, mais là où le vice prend tout son sens c’est dans cette disparité des corps filmés. Pas une once de nudité chez les hommes du film, sur 3h30, on aperçoit deux torses durant quelques minutes et le réalisateur prend même un soin particulier à éviter le sexe d’Amin dans la scène finale où celui de Charlotte est, lui, frontalement exposé.


L’énergie sexuelle est telle qu’elle force le respect pour les acteurs, et surtout les actrices condamnées à danser durant des heures de la même manière où les corps fatigués et humides d’effort auraient pu être l’une des grandes forces du film si l’on ne sentait pas l’oeil perverti de la caméra. Kechiche se place comme photographe devant ses modèles, à l’instar d’Amin dans le film qui est probablement le personnage dont l’évolution est la plus répugnante puisqu’il devient finalement le double du réalisateur. Amin embrasse une fille et regarde les fesses des autres bouger, présenté comme l’homme idéal, il ne sera finalement que le symbole même du voyeurisme et de la lâcheté alors qu’il était l’un des protagonistes les plus passionnants du premier volet, dans sa pudeur et sa timidité.


« Les femmes en avant » qu’ils disaient, et bien c’est un triste retour en arrière que de voir un tel film en Compétition. Alors rien que pour cela (mais aussi parce que c’est un chef d’oeuvre) Céline Sciamma mériterait amplement de repartir avec la Palme d’Or demain soir pour son Portait de la jeune fille en feu.


Article original sur Le Mag du Ciné.

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le 24 mai 2019

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