Face au gouffre de la problématique existentielle il y a les vierges et les éprouvés. Ce film ne vous fera pas le même effet selon que vous appartenez à un groupe ou l'autre.
Certains y verront la mise en scène d'une fille inconséquente voire folle dans une ambiance de fin du monde.
Pas les éprouvés. Ceux-ci, comme moi, y verront un film réaliste car ils s'y reconnaîtront.
On ne peut pas faire plus clair que le titre pour désigner le sujet de ce film : Melancholia. Si l'on prend le temps d'en regarder l'étymologie, on remarque que le terme "melancholia" appartient à la médecine antique et désigne un fluide humoral responsable de l'abattement profond. De nos jours, on appelle cela la dépression.
Comment définir la dépression ? C'est l'absence de répondant du monde car plus rien ne résonne en soi-même. On a beau agir de façon excessive, l'acte n'a plus de goût. Quant à la pensée, elle n'est plus qu'un parasite désincarné teinté d'auto-aveuglement et d'esbroufe vaine. Et puis, la dépression, c'est aussi la culpabilité éveillée par le regard de l'autre dans l'impuissance de son incompréhension, qui renvoie au regard que l'on porte sur soi-même qui, lui, nous condamne à l'insignifiance.
Justine n'est donc pas démente. Elle est dépressive.
Elle passe son temps à s'échapper du cours cadré et pré-décidé du timing de la réception, valorisé par la dynamique du montage. Le temps dépressif n'est pas le même que le temps social.
D'ailleurs le film se contre-fout de ce mariage. Ce n'est qu'un prétexte à l'expression indignée d'un entourage blessé par ce qu'il croit subir le caprice de Justine. Mais son habit de légèreté pèse de toute sa vanité à vivre. Ce qui, pour une personne qui a assimilé la norme sociale, est gage de quiétude/réussite/joie comme le mariage/l'argent/la famille, est pour elle source d'insécurité.
Ainsi la première partie du film décompose son égarement ontologique.
La seconde partie renverse la valeur de la normalité.
Face à l'imminence de la mort, Claire, la soeur qui incarne la stabilité, ne supporte pas la perte de la maîtrise de son existence et, grignotée par l'angoisse, s'abandonne à la détresse. Tandis que Justine, elle, jouit.
L'arrivée de la planète Melancholia déresponsabilise du choix de vivre ou de mourir. Il n'y a plus qu'une issue tragique, donc le questionnement existentiel s'évanouit. Justine perd sa source de douleur danaïdique parce qu'elle n'a plus à lutter entre l'abandon ou la persévérance. La mort irrémédiable avale le dilemme. Ainsi Justine peut accueillir la mort avec un détachement bienveillant, car elle était déjà détachée des exigences du réel par la maladie.
Poussons l'interprétation : cette planète cataclysmique porte le nom d'un mal qui se répand vite dans nos sociétés contemporaines qui nous bringuebalent entre des assertions de sécurité et des démonstrations d'insécurité.
Ainsi trouver sa réponse intime à la question : Quel est le sens de ma vie ? que l'on pourrait reformuler par : Qu'ai-je à faire sur cette Terre ? résonne souvent très creux au coeur des âmes giflées par la réalité.
N'est-on pas face à un suicide existentiel collectif, à une mort par auto-asphyxie ? Ainsi la référence évidente de l'affiche de film à l'Ophelia d'Hamlet peut-elle illustrer la détresse tragique de ceux qui débordent du voeu d'aimer la vie mais que l'on modèle à n'aimer que la norme et l'évanescent et qui, n'y reconnaissant pas l'écho de leur amour, dérivent, fantomatiques, sur la rivière de l'existence.
Ce film est un bijou. S'il est très habile à éveiller la réflexion, il vous souffle également par sa beauté photographique. L'esthétisme symbolique de Lars et l'accompagnement classique de la musique vous posent dans un temps qui ne vous appartient plus. Kirsten Dunst est d'un sublime captivant.
Pour les Philosophes et pour la scène de la baignoire.