Sound & fusion
Tout connaisseur de l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul sait qu’il ne faudra pas se laisser abuser par les apparentes nouveauté de son dernier film pour attendre de lui un brutal changement de...
le 19 nov. 2021
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Meilleur film de l'année 2021 et accessoirement celui de la troisième décennie alors qu'elle ne fait que de commencer (hyperbole).
Weerasethakul entreprend une idée folle : explorer le son par le biais du cinéma. J'ai toujours affirmé que le champ du son ou de l'art musical est d'une complexité supérieur au cinéma. Bien que le son en fait partie, ce qui prime avant tout au cinéma c'est l'image. L'image c'est ce qu'il y a de plus bestial, d'abord parce qu'elle est éloquente, substituant à nos yeux un monde qui nous est plus ou moins familier. Elle s'approprie des éléments de notre réalité afin de nous interroger sur notre existence et nous réconforter dans l'idée d'une maitrise spatiale absolue. Dès qu'on est en fusion avec un chef d'œuvre visuel, on devient Dieu, pendant un court instant l'espace nous appartient ou, dans une mesure moins pompeuse, sur le chemin de nous l'accaparer en soutirant puis en agençant les éléments spatiaux de sorte à ce qu'on établisse une réflexion, une idée qui élève notre esprit. Cette démarche est plus conséquente devant une œuvre artistique que dans notre réalité constituée majoritairement de frivolités.
L'image a aussi pour fonction de nous mettre des bâtons dans les roues, nous perturber. C'est pour ça qu'il y aura toujours deux trois zigoto pour nous répéter, avec un sourire en coin de pédale, que Weerasethakul est ennuyant, vide. À contrario, l'image a aussi pour objectif de nous assouvir, être cathartique, mais plus facilement que le son (en témoigne toutes les images subliminales qu'on se tape à longueur de journée), bref si elle est éloquente, elle est donc moins indicible.
Il y a donc dans ce film une ambition évidente, exacerbée par sa volonté d'atteindre un public plus large (l'occident) par le biais de Tilda Swinton dont le rôle a été, au vu de son allure physique et expressive, fait pour elle.
Weerasethakul est sans aucun doute le mec le plus important de notre génération. Ce dernier ne nous réconcilie pas seulement avec l'environnement, la nature mais aussi avec le son ambiant, créant dès lors une symbiose qui accroit nos sens.
Comme dans Oncle Boonmee, il reprend ce bourdonnement cosmique mais cette fois-ci il le garde tout le long, inutile de dire que cela active une atmosphère métaphysique. Cela dit, contrairement à ce dernier qui fait entrer le fantasmagorique dans le quotidien, en d'autres termes des présences tangibles du surnaturel survenant à un moment convivial mais finalement comminatoire (la nuit), dans Memoria c'est du fantastique pur puisque nous sommes dans une ambiguïté constante entre ce fameux bruit surgissant sporadiquement sans qu'on sache la provenance (tantôt dans le rêve, tantôt dans un restaurant un peu mouvementé en hors-champ), le conte maudit du chien et dont son apparition nous fait froid dans le dos et la disparition soudaine d'un individu cher. Réalité ? Rêve ? Folie ?
Jessica étant insomniaque avec une anxiété à peine refoulée, le Xanax lui semble être la seule solution envisageable. Quel fourvoiement nous explique Weerasethakul ...
Prendre cette substance c'est affirmer implicitement ou inconsciemment non pas notre envie de pouvoir s'endormir momentanément, mais éternellement, et de surcroit, ne pas être en capacité de contempler la beauté, aussi chagrinante soit-elle, de notre monde. N'y a-t-il pas meilleure endorphine que la contemplation de l'environnement ? Hélas, l'hypermodernisme occidental érode, souille cette connexion primitive mais nécessaire à l'homme, une caractéristique qui lui est intrinsèque. Que ce soit la lobotomisation audio-visuelle à la fin d'Oncle Boonmee ou le passage à l'usine en caméra portée dans Memoria durant lequel nous sommes sur le point de se faire écraser, comme ce pauvre chien, par la marche arrière d'un camion. L'occident finit toujours par nous transformer en chiens fantômes maudits errant les rues et hantant son prochain.
Dans un élan obsessionnel afin de parer le fatalisme de l'incompréhension lié à son environnement et, d'une certaine manière comme le spectateur avec l'objet filmique, consolider son être face à tout ce qui glisse entre ses mains, Jessica cherchera à trouver une réponse à ce bruit qui l'a stupéfait un matin. Matinée faisant figure d'introduction et qui captive instantanément le spectateur par son ton inquiétant, et pourtant, comme toujours avec le cinéaste thaïlandais, très reposant. Tout débute par un son, un "boom" émis par une forme cylindrique qu'elle décrira comme étant une "boule métallique". En employant le terme "cosmos", j'ai sciemment évoqué l'espace, car nul doute que Weerasethakul est un cinéma transcendantal. Cette boule fait inexorablement penser aux prémices de notre réalité : le Big Bang ? Evitons toute surinterprétation. Toutefois si le réalisateur a un rapport au cosmos, aux origines, alors il accorde forcément de l'importance au parcours, en témoigne la séquence finale durant laquelle Jessica, exténuée, va se rendre à un endroit le plus éclatant et indélébile qu'on puisse voir au cinéma de nos jours. Une séquence jouant beaucoup sur la longueur des plans fixes mais sans jamais laisser le spectateur bailler tant ils sont captivants par leur beauté épurée. Une scène en particulier nous présente Hernán expliquant à Jessica que tout objet scelle une histoire. À l'instar d'A Ghost Story et son bout de papier qui contient des évènements à la fois heureux et dramatiques. Il est de notre devoir de nous en rappeler, la conserver dans notre mémoire ou, le cas échéant, avoir la curiosité de connaitre le parcours de l'objet. La mémoire est tout ce qu'il y a de plus fondamental pour l'homme, sans elle on cesse d'exister.
Weerasethakul ouvre donc tout un champ philosophique et ce de manière la plus sobre possible : plan large, comme à l'accoutumé, le cinéaste laisse ses personnages interagir avec le décor, créant par moment un état d'osmose, aucun effet artificiel si ce n'est le mixage sonore numérique du bourdonnement qui n'est pas sans rappeler le travail de l'ingénieur son d'Hernán. Je présume que cet homme est l'alter-égo du réalisateur. Notons tout de même la bivalence surréaliste de ce personnage. Le premier Hernán est jeune, moderne, c'est un artiste manipulant des sons intangibles, tandis que le deuxième est déjà plus vieux et s'avère antinomique dans son fonctionnement. Il vit en vase clos, archaïque aux méthodes rustiques, il se contente d'un potager et d'un poisson. L'un est plus enclin à apporter des réponses que l'autre, mais notre naïveté nous rendra hébétés face à ce final incroyable.
Prodigieux, impressionnant, fascinant, captivant, osé, abscons pour le spectateur moyen, avec la fin de ce chef d'œuvre, Weerasethakul a enfin percé l'indicibilité.
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le 8 janv. 2022
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