Dans le rôle de Jessica, une enquête pour madame Swinton ! Une nuit, un bruit la réveille. Un choc sourd et métallique. Elle n’y croit pas trop au début, mais en se rapprochant de la sensation, qui s’étire en échos heurtés dans notre esprit comme dans le sien, elle décide de se lever. Tout ça semble bien réel, à force d’y repenser. Un peu plus loin, dans la même nuit, toutes les alarmes pour voiture d’un petit parking se déclenchent spontanément. Encore une fois : formation d’un mystère sensible où la machine, l’objet technologique, devient matière première des nouvelles anomalies qui sanctifiaient autrefois la nature. Peut-être que la botaniste écossaise a entendu, de loin, ce chahut de sirènes lancinantes. Peut-être pas. Mais le premier choc a fait son effet. Elle met ses brodequins et parcourt Bogota puis la campagne environnante. La voilà qui se retrouve exilée dans un pays où la moiteur ambiante gomme doucement la frontière entre le rêve et la réalité, en amenant chaque sensation à la peau de celui qu’elle hante, ne laissant plus de place au doute et à l’indifférence. La Colombie rappelle la Thaïlande, et l’exil d’Apichatpong Weerasethakul prend davantage l’air d’une conquête : ce qu’il racontait de l’Asie du Sud s’applique de surcroît à l’Amérique du Sud, aux pays du tiers-monde qui se sont développés bien vite, et où ont fini par se côtoyer la mystique de civilisations millénaires et le mode de vie somnambulique des villes modernes. Quel est ce rapport entre Thaïlande et Colombie ? Quels sont ces petits décalages du réel, et du vraisemblable, que capture Weerasethakul ? Et enfin quel était ce bruit qui réveilla Jessica ? Let’s find out.


Enquête au pays de l’image et au pays du son


Le triple motif de l’exil, du bruit et de l’appel inexplicable n’est pas tout à fait impropre au cinéma classique, ni à celui qui fit école. La première parenté que j’envisageai pour Memoria, c’était Nostalghia (1983) d’Andreï Tarkovski. Notons la similarité incidente (ou pas) entre la notion de mémoire et la notion de nostalgie, et les suffixes en « -a » qui universalisent ces deux mots, les extraient de toute langue déterminée et indépassable. Je me rappelle alors : les routes qui le menèrent loin de son pays, son personnage de poète et son interprète, la rencontre avec un fou et la folie du poète lui-même. Des lieux d’exploration : rêve, auberges, temples, maison aux bouteilles vides de Domenico, qui évoque rétrospectivement celle du deuxième Hernan. Et ce défi final dans le bassin de Sainte Catherine. Le poète de l’eau trouble ne cherchait pas la même chose que Weerasethakul, mais il avait une méthode plutôt similaire, qui garantissait l’épanouissement de sa fascination, de son fétiche pour la part visible et temporelle de chaque mystère, dans l’étendue du plan. Encore que le travail de Weerasethakul se coordonne avec la rigueur alignée d’un bruit qui se répète, quand l’égarement de Gortchakov, le personnage principal de Nostalghia, ne se partage pas en trace sensible avec le spectateur.


Où donc avais-je vu, ou plutôt entendu, un bruit étrange, très étrange, traverser un film ? C’était dans Asphalte (2015), de Samuel Benchetrit. La porte béante d’une benne abandonnée qui couine au gré du vent, et son grincement qui semble poindre tout au long du film comme un rugissement métallique et lointain depuis la cour perdue d’une cité trop grande pour trop peu d’habitants. Aucun personnage n’a su identifier la source de ce bruit étrange, et chacun, lorsqu’il l’entend, y va de son interprétation : on dit même que c’est un tigre abandonné par un cirque qui se promène dans les caves de la petite ville. L’idée m’avait toujours semblé lumineuse : matière à poésie, énième détail super-réaliste de cette cité étrange, rencontre improbable mais possible. Seulement tout finit par s’expliquer chez Benchetrit, et la magie qu’il déploie n’est jamais que mécanique (c’est le vent qui fait grincer les gonds) quand celle de Weerasethakul est électronique, hertzienne, immatérielle. Benchetrit, en plus, occulte finalement la part intrinsèquement signifiante du bruit, décide de le ramener - et de le résumer - à sa drôlerie coïncidente, pour l’issue du film, quand Weerasethakul fabrique son bruit à lui comme un appel, l’érige en un mystère définitif qui s’enroberait d’interprétations jusqu’au bout du visible et de l’audible.


Jessica est appelée par ce bruit : appelée à l’élucider, appelée à mener l’enquête, à mener le film. Le motif du personnage appelé quelque part par un biais inexplicable me ramène immédiatement à Rencontre du Troisième Type (1977) de Steven Spielberg. Ça n’est pas la montagne multicolore qu’Hernan dessine involontairement sur son écran d’ordinateur comme l’aplat numérique des couches sonores qu’il reproduit sous le regard de Jessica, c’est la montagne d’argile que Roy Neary, le personnage principal (s’il en est un) de la Rencontre, façonne dans son salon sans même savoir si elle existe réellement. Hernan et Jessica savent ce qu’ils cherchent, mais ne sont pas sûr de la forme que leur objet de synthèse adopte. Au contraire, Roy Neary ignore absolument la nature de la montagne qui le hante, mais il connait précisément son aspect. L’argile et le numérique : deux paradigmes de représentation et, un peu plus loin, d’élucidation du mystère. Si Spielberg joue dûment le jeu de piste qu’il adresse à Roy, c’est parce qu’il inscrit sa quête dans le monde du visible, à l’aune d’une topographie précise où c’est une montagne qui accueille finalement la réponse attendue (la présence extra-terrestre). La mélodie finale pourrait, elle, être rapprochée du bruit de Jessica. Mais elle se constitue frontalement en outil de communication à la fin du film. Quant à Weerasethakul, la quête qu’il déplie dans les séquences successives de son film ne s’affaire jamais à autre chose qu’à attraper un son, à le saisir en tant que son, parce que ce dernier se donne comme déraciné, arraché à toute source matérielle. Pas de topographie visuelle. À tâtons, les yeux fermés, Jessica se laisse guider par toutes les intentions qu’elle prête au bruit.


Memoria se distingue donc sensiblement d’un cinéma plus métaphorique, et d’un cinéma plus classique. Mais le film n’ouvre pas, pour autant, sur un régime narratif abstrait, fabriqué sur l’empirisme artificiel du personnage moteur. Comment donc procède Weerasethakul ? Cette enquête hasardeuse, tâtonnante, se donne comme une histoire qu’il raconte par longs segments discontinus : une séquence au lit, une à la bibliothèque, une à l’hôpital, une dans la rue, une au conservatoire, une au restaurant, une au studio d’enregistrement… Voilà qui ne répond pas à une succession d’étapes dans l’enquête, où la précédente aurait toujours une incidence sur la conduite de la suivante. Au contraire, chaque plan est comme une remise du compteur mnésique à zéro, une reprise de l’enquête. En fait, voilà : Weerasethakul dispose le plan comme balise de la sensation imprévisible, du bruit sans source, caméra de surveillance postée dans la largeur d'un réel statique, ou presque, et qui rapporte l’image de cinéma à son caractère technologique primaire - une captation lumineuse. La somptuosité de certains plans émane des objets-mêmes que Weerasethakul filme, sans ostentation, sans effets de mise en lumière. Le reste : dépouillement élégant du monde en saynètes sans public. C’est aussi le paradoxe d’un plan-sonar inefficace, c’est à dire qui ne trouve pas la source du bruit, se laisse surprendre comme Jessica et comme nous - et qui devient par-là l’argument, la preuve par absence, du caractère extra matériel de ce bruit. L’image est finalement hantée par sa propre incompétence à tout dire, à tout expliquer.


Le plan étalon, je crois, du film de Weerasethakul, serait alors deux ou trois personnages attablés (sinon assis, ou couchés, positions que le cinéaste utilise souvent comme biais de jeu, comme situation par rapport à l’existence et au réel environnant) filmés à mi-hauteur, en un plan d’ensemble. Les personnages conversent entre eux. Très peu de commentaires sur la trame du film, mais, néanmoins, un lien souvent immédiat avec les objets de fascination du personnage moteur. Weerasethakul concède une clarté certaine, au regard du récit, à ces moments de société. Mais retenons-en la chose suivante : c’est avec une certaine passivité de la posture - celle de l’écoute - qu’éprouver le réel dans sa durée se résume à l’écran. Pourtant Jessica roule, marche, regarde. La caméra se porte même parfois à l’épaule, geste qui surprend, arrivé à une certaine pesanteur statique du film. Dans le hangar aux frigidaires, dans la rue avec Hernan, dans la voiture. Mais cette exploration n’arrive jamais qu’au profit d’une vacuité, d’une monotonie du réel dans sa texture, et dans les amorces potentielles de trouvailles et d’actions possibles qu’elle contiendrait, et puis qu’elle déçoit.


Le nouveau-monde est semi-urbain : éloge et dégoût progressif pour l’invasion technologique


Je pense à Cemetery of Splendor : voilà que le décor du film redevient un monde semi-urbain où se mêlent maisons, radios, fils électriques, arbres, oiseaux, cours d’eau, gazon et pylônes, hangar et forêt. Au sein même de la ville et du bâti se retrouvent quelques fragments harmonieusement incrustés de nature. Dans le conservatoire, un espace vitré à ciel-ouvert où poussent des mauvaises herbes. Dans le hangar, des frigidaires à orchidées à l’intérieur desquels « le temps s’arrête ». Ce monde métisse où l’imaginaire de Weerasethakul s’épanouit à l’envie traduit un état moderne du vivant, ou plutôt en témoigne. Où est passée la délimitation précise entre le naturel et le fabriqué ? Entre l’organique et l’électronique ? Elle est nucléaire, et ne s’opère plus tellement. Mais ce monde cyborg n’a rien de catastrophique en apparence, parce que dans le calme caractéristique de la ville et de la campagne, où les personnages semblent toujours en convalescence pour quelque chose de pire, rien ne s’anéanti, rien ne menace de se détruire, de disparaître. Le charroi de la ville et le grouillement de la forêt n’ont plus court et c’est en somme un monde propre, approprié, qui s’étale et se fixe dans notre champ de vision. Les transactions, les fonctions, les interactions, et tout ce qui n’est pas prévisible, tout ce qui dépasse, rétrocèdent. Sauf : un chien qui court, un poisson qu’on écaille. Peu de choses. Petits catalyseurs épars de ce qui germe et s’échappe en dehors de la salle de cinéma.


Nucléaire, cette intégration de l’électronique dans le vivant : le personnage d’Hernan, exemplairement, comprend en lui-même ce métissage moderne avec son activité musicale, et son groupe d’électro. Son casque d’ailleurs, et ce qu’il fait écouter à Jessica, c’est ce qu’on n’entend pas. Il y a un certain chic électronique chez Weerasethakul, propre à son voeux esthétique d’épure et de vide. L’électronique, c’est un peu l’immuable, le minutieux, le contrôlable, et qu’on façonne à la mesure de nos besoins. À son usage on re-fabrique le son étrange qui réveilla Jessica. L’électronique se conjugue plaisamment, dans un mariage surréaliste, au climat intemporel, mystique, tropical et exotique de la ville sud-américaine. Il image même le trouble et la porosité qui affectent les existences immatérielles, mémorielles, d’Hernan et Jessica dans la scène finale de communication sonore par contact épidermique : « je suis un disque dur et vous être une antenne ». Il semble s’être immiscé dans le fait des mystères que constitue la connaissance d’autrui, jusqu’à les mettre en lumière, les traduire en mots. Cet état d’harmonie tranquille avec la part cybernétique de nous-même, c’est exactement le sommeil interminable des soldats de Cemetery of Splendor avec, à leur chevet, les veilleuses luminescentes qui s’arc-boutent en hampes colorées, et guident leurs rêves. Il n’y a plus à vivre beaucoup, tout est à porté de main. Poésie nouvelle et beauté condensée en signaux lumineux, ou sonores, qui occultent tout effort, toute souffrance, toute expérience sensible augmentée. Rêve collectif de vie machinique importé tout droit d’Asie de l’Est. À cette solution électronique de l’existence tente de se substituer, brièvement, la solution chimique : le Xanax que Jessica essaie d’extorquer au docteur. Rien n’y fait. Plutôt Jésus Christ que le Xanax.


Mais enfin ce flux électronique continu, et dissimulé à bien des égards, dépasse. Il émerge, se hisse hors du contrôle qu’on exigeait, qu’on s’octroyait sur lui. Voilà donc les petits moments de décalage que l’on voulait expliquer. Première écume de son trop-plein latent qui purule doucement, à demi-mot, demi-forme, demi-bruit : « le bruit d’une boule de béton sur un mur de métal » qui réveille Jessica. Les alarmes antivols qui se déclenchent d’elles-mêmes, juste après. Une lampe qui s’éteint dans le musée que Jessica visite. Et sa forme finale, à la mesure du film, seront ces vibrations hertziennes continues qui peuplent les plans célestes de conclusion : échos de radio, émissions de divertissement, ou qu’importe, la signification du son s’afflige du caractère plurilingue du monde, dans une ville où l’on parle anglais et espagnol à la fois. Ironiquement, j’assistais moi-même à un petit décalage électronique du réel lors de mon visionnage de ce film : au cours d’une scène en espagnol, les sous-titres que j’avais accolés au passage passèrent subitement de l’anglais au thaïlandais. Perte de sens : l’information électronique était bien là, sous la forme visible d’un signal lumineux, mais indéchiffrable, je ne parle pas encore thaïlandais. Ce qui m’en reste : l’inexplicable erreur, mais une erreur toute disciplinée au rythme d’écoulement des paroles, et à la place qui lui est attribuée à l’écran. Autrement dit l’électronique bave, mais bave bien peu, indiciblement presque, lorsqu’il se glisse hors de notre contrôle. Cette anomalie du système émerge assez à l’échelle du monde pourtant, selon Weerasethakul, pour hanter quelqu’un.


Mais cette esthétique de l’épure alors ? Comment la concilier avec ce motif du trop-plein et du décalage conséquent ? Voilà, en quelque sorte, une façon d’isoler l’anomalie technologique, et de la présenter sous cloche dans la clarté virginale de l’image évidée de toute action. Ou plutôt que « vidée de toute action » (qui présuppose que l’image l’intègre, ou ne l’intègre pas, sciemment et pro activement dans son cadre) disons : de l’image qui s’abrite de toute action, qui s’en cache. À la place de l’épure, alors, on parlerait de minimalisme. Se saisir du petit bout électronique qui dépasse dans le réel. Le plan large de Weerasethakul est à l’affut de l’invisible, de l’intrinsèquement hors-champs, c’est à dire du bruit. La lenteur, et la maigreur, de son contenu narratif exauce un vœu ultime d’étrangeté accidentelle, qui ne se produit pas dans le domaine du visible, ou alors rarement, mais plutôt dans celui de l’audible. Le visible pourvoit en cause et conséquence le phénomène - et ainsi en action, en mouvement -, quand l’audible pourvoit seulement en conséquence - et ainsi en énigme-. Revenons-en donc finalement au plan large : dans l’opacité paradoxale du visible où il ne se passe rien, s’opère une dilution de la signification, dès l’absence du signifiant, et le bruit, ou la voix de la radio, se forclos à sa seule profération, à sa présence fantomatique et intraçable dans l’atmosphère.


Personnage malade et personnage enquêteur


Le petit pourrissement du monde, insomnie et sommeil, incompréhension et migraine, bruit étrange et crainte furtive : voilà le moteur fragile du film de Weerasethakul. Sans faire de manière, chaque personnage y contribue un peu, le propage à sa façon. Un poème sur les fungus par-ci, quelques ossements par-là. Sans faire de manière, oui, mais à une exception près : Hernan qui tremble, secoue la tête, crispe ses épaules, et pose sa main sur sa tempe, lorsqu’il est filmé pour la dernière fois. Mais avant cela, les preuves affluent discrètement. Relevons premièrement la chose suivante : les personnages sont opérants dans le cadre de ce petit pourrissement du monde, lent et dissimulé. En tant qu’opérants, ils correspondent à la figure du malade ou de l’enquêteur : Jessica est botaniste, dans la bibliothèque on la surprend à consulter un ouvrage sur les différentes cochenilles qui parasitent les orchidées, cochenilles farineuses, cochenilles à coque… Hernan est musicien, mais aussi chercheur de son. Agnès Cerkinsky (nom qui n’est jamais donné, je crois, dans le film, au personnage interprété par Jeanne Balibar) fait l’autopsie de squelettes millénaires. Archéologues, botanistes, musiciens, en quête d’une certitude un peu plus étendue ? L’objet de leurs interrogations consiste souvent en un mystère morbide. Le personnage-enquêteur est aussi un personnage dépouillé - dépouillé de toute caractérisation social (on ignore parfois jusqu’à leur nom), on s’en tient généralement à leur profession, ou plus précisément à leur aptitude potentielle. Cette dernière n’est que rarement mise à l’oeuvre. En réalité le dépouillement le plus intéressant, chez le personnage-enquêteur, c’est son dépouillement matériel, parce qu’il vient pour prendre, comprendre, et non pas pour donner. Il n’a que sa chemise et ses chaussures. Un sac quasiment vide. Il déleste le spectateur, par calque d’une « conscience de l’avoir » sur une autre (symptomatique de nos réflexes de cinéphiles accomplis, cinéphiles-comptables) de toute préoccupation matérielle. Il détient ses sens seulement : Jessica, enquêtrice en chef, écoute la musique d’Hernan à son invitation, touche le trou du crâne trépané de la jeune fille quand Agnès le lui propose, et voit les tableaux de l’exposition qu’elle visite.


J’ajoute, à titre personnel, et comme amorce d’une réflexion que je n’aboutirai pas ici, que Weerasethakul, lors de ladite scène de visite du musée, semble confesser la perméabilité de l’art visuel et de l’image inanimée : voilà des tableaux, ou des photos, que Jessica ne regarde pas. Certes, de façon générale dans la fabrique de Weerasethakul, l’addition « visage regardant » + « objet du regard » ne consacre jamais un foyer du regard, n’est pas à égal à du « vu ». La caméra ne répond pas à une analogie clémente à l’égard du spectateur en tout ce que le personnage contemple. L’image interne à l’image de cinéma est inintéressante pour Weerasethakul. Le tableau de Dali que le docteur mentionne, fixé dans le hall de l’hôpital ? Nous ne le verrons jamais, contrairement aux deux femmes. À toutes ces images réalisées par la main de l’homme, une se substitue incidemment : l’image électronique, celle du film lui-même. C’est la seule que nous détenons pour nous avec certitude. Jessica essaie de photographier un des tableaux de l’exposition, elle atteste à moindre mesure de l’aura d’immuabilité et de possession qui se dégage de l’image virtuelle, scannée. L’audible, lui, fait paradoxalement fonctionner avec succès l’addition (« visage regardant » + « objet du regard » = « vu »). Ainsi dans ce qui semble être un conservatoire, un contre-champ lumineux fini par dévoiler le petit ensemble musical pour lequel Jessica est entrée dans la salle. Jusque-là, il n’existait que pour le son qu’il produisait, et dans l’hors-champ du regard de Jessica, et de tous ceux qui sont assis pour l’écouter.


Voilà en somme la grande démangeaison qui trouble le repos des morts, des vivants, la frontière matérielle entre les êtres, entre leur psyché, entre leur réalité. Jessica est victime d’un bug littéral, ses informations ne sont pas à jour : Hernan n’est pas un jeune compositeur de Bogota mais un pêcheur, plus âgé, qui vit au bord d’un ruisseau. Andres le dentiste n’est pas mort l’an dernier mais il est bel et bien en vie, il est même allé chercher la soeur de Jessica à l’hôpital. Non, personne n’entend de clochettes à troupeau ce soir sur la place de la ville, mis à part toi, Jessica. Anomalies informatiques, anomalies des informations. Le sort de la jeune amérindienne trépanée, afin que les mauvais esprits s’échappent de son crâne, fait miroiter en creux un désir étrange de dépressurisation cérébrale. Fuite des données. Mais, nous l’avons vu, pas de Xanax. Pas le droit. Qui rattrapera le bruit qui s’échappe de l’esprit de Jessica ? D’ailleurs, est-il bien sage de le poursuivre ?


Je conclus avec quelques questions sur l’élément attractif et surprenant du film : le vaisseau extra-terrestre qui s’envole, au moment des derniers plans. Un surnaturel qui ne fait pas de bruit, dont le film ne s’entiche pas comme d’une urgence logique et dramatique : voilà ce que Weerasethakul en tire souvent, comme des deux déesses incarnées sous forme humaine qui viennent visiter l’héroïne de Cemetery of Splendor. Je crois qu’en fait Weerasethakul filme l’envol du vaisseau comme il aurait filmé l’envol d’un oiseau, à ce stade du film - c’est à dire un plan de coupe, un insert sans lien de causalité avec le reste du film, surpris par la caméra en tant qu’épiphénomène naturel contingent. Je remarque que pour autant, dans ces moments de latence, d’exploration débridée de son environnement narratif, comme à la fin de Memoria, quand il ne reste plus rien à raconter, le cinéaste a tendance à éprouver avec netteté et fermeté les propriétés et les lois de son univers, au littoral de son film, à sa frange. Le vaisseau semble être la façon dont Weerasethakul nous dit : « Oui, cela est tout à fait permis dans le monde que j’ai ouvert, mais ne doit jamais être aussi important que l’épreuve du temps et de l’espace que j’ai menée jusqu’ici. » Peut-être, aussi, a-t’il voulu s’amuser, comme par coquetterie, à hanter son monde si rigoureux (en apparence) d’un soupçon fantaisiste. Une touche finale qui n’éroderait rien du tout accumulé.

Thecaptaincactus
9

Créée

le 1 févr. 2022

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