Sound & fusion
Tout connaisseur de l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul sait qu’il ne faudra pas se laisser abuser par les apparentes nouveauté de son dernier film pour attendre de lui un brutal changement de...
le 19 nov. 2021
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J'étais habitué à un cinéma des belles divaguations avec Weerasethakul, qui m'ont fait reconsidérer mon idéal d'économie séquentielle voir d'économie des plans (cf Ozu). Je pense à la scène du karaoke dans Tropical Malady, ou à celle de la cascade de Oncle Boonmee qui semblent être des films dans le film servant plus une esthétique globale qu'un propos final.
Dans Memoria, je n'ai retrouvé que deux grosses scènes utiles à l'esthétique et au propos du film à savoir l'introduction et la dernière heure du film avec le villageois, la deuxième venant expliciter la première.
Un double tapage nocturne introduit les deux thématiques principales du film (le fantastique et le brisement de la frontière entre le rêve et réalité). La femme est reveillée par un bruit métallique et énigmatique, et sa soeur hospitalisée et somnolente par une cacophonie d'anti-vol de voitures, qui semblent liées entre elles, formant un concerto crépusculaire.
La clé de voûte entre cette partie et la fin n'existe pas, il semble n'y avoir dans cet intervalle qu'un amas d'images sans intérêt. La séance en studio visant à reproduire le son est plutot intéressante et ingénieuse en ce qu'elle lie directement la mémoire du spectateur à celle de la femme essayant tous deux de se rappeler du bruit, mais se transforme en amourette gênante. Les déambulations et scènes annexes représentent à mon sens 1h de film dans le vent. On retrouve des éléments intéressants : rapport de la femme à la nature en lien avec l'interconnection, rapports à la circularité etc mais globalement dispensables.
On aura été habitué à mieux dans ses autres films, Weerastakhul filme mieux l'extérieur que l'intérieur.
La rencontre avec le villageois est le point culminant du film. Elle permet d'enfin présenter le concept de résonance mémorielle. Un peu comme Uncle Bunmee qui se souvient de ses vies antérieures, le villageois semble etre doté d'une mémoire interconnectée, il se rappelle d'avant sa naissance. Le villageois explique le concept de vibrations des entités, il peut écouter la mémoire d'un homme à travers une pierre.
Qui se soucie de regarder un caillou ? On pousse devant soi quelques idées abstraites qu'on croit indiscutables. Un caillou ? C'est moins qu'une plante. C'est sans valeur. C'est chaotique. Et le passant va son chemin, cherchant un ami peut-être, ou le sens de la vie, ou la maison de Dieu. Tout était là pourtant, sur le bord de la route, dans ce morceau de roc effleuré d'un œil vague. Il aurait suffi de se pencher sur lui, et d'oser faire sa connaissance. Il aurait suffi de renoncer un instant à quelques certitudes, quelques suppositions. Il aurait suffi d'un peu d'oubli de soi, d'un rien d'amour. Luis. A - "Les Sept Plumes de l'Aigle" de Henri Gougaud
Weerastakhul donne une fonction créatrice à la mémoire. L'homme peut briser l'espace-temps et la barrière fictive posée entre ce qui est et ce qui n'est pas. La femme peut se rappeler du passé du villageois, et même d'un vaisseau spatial. A-t-il vraiment existé ? Peu importe que l'on parle d'un vaisseau du futur ou provenant d'une autre réalité, la mémoire permet de transcender nos limites sensorielles. On se rappelle alors en même temps des voitures accordées de la scène d'introduction, ramenant métaphoriquement à l'idée encore animiste et bouddhiste de connection entre les choses, et de connection des mémoires.
Jusqu'à là, il a montré que la frontière entre rêve et réalité n'est pas si évidente, à travers des cultures de dépassement des limites charnelles, par l'éveil de la supra-consience mémorielle de la femme. Je trouve déjà que idée n'est pas assez expliquée au grand public. Je pense que nombre d'adorateurs du film n'avaient, selon les critiques que j'ai lu, pas connaissance des pratiques chamaniques de mémoire. L'une des forces du film a été selon moi de rendre mystique voire fantastique ou du moins géniale cette anti-culture occidentale, du prosaïque trop adepte du pretendu rationnalisme. En ce sens, c'est un film qui séduit, mais qui une fois dissipé/démystifié paraîtra plus folklorique que fantastique.
Là où j'admets du fantastique, c'est forcement sur la scène des voitures qui bougent, qui ne trouve explicitement aucune justification autre que métaphorique dans le film et qui influe directement avec la réalité (la soeur se fait réveiller par les voitures).
La scène du vaisseau spatial est équivoque. Elle semble aussi fantastique, en ce qu'un vaisseau spatial est précisemment la vision fantasmée du surréalisme, difficle de croire qu'on parle du futur ou d'une autre réalité. Le cinéaste écrit qu'on entre à ce moment dans la tête de Jessica, un autre état de conscience. Si l'idée est bonne, elle n'a pas du tout fonctionné sur moi. La radio qui s'allume et qui annonce aux infos le trou créé par le départ du vaisseau a totalement bouleversé mon interprétation. J'ai été convaincu que la réalité avait été modifié en sa matière, que la mémoire avait permis de ramener physiquement le vaisseau dans le monde global à cause de cet élément. En réalité, il n'apparait que dans le monde propre de Jessica. J'ai eu l'impression d'assiter à un nouveau "Premier Contact" de Villeneuve qui se complait à dire que le langage modifie concrètement la réalité sans l'expliquer. Ça en ait venu à décridibiliser tout le reste du film, à déconstruire toute l'incertitude crée jusqu'alors entre rêve et réalité en se complaisant dans un élan fantastique.
La seule scène qui a vraiment marché sur moi est celle du sommeil sans rêve du villageois qui s'endort dans l'herbe, magnifique. Ce que j'aime, c'est précisément ce prolongement des folklores vers le surnaturel, on ne peut pas dire que la scene du sommeil est impossible ou irréaliste puisqu'elle trouve ses bases sur des croyances ancrées et incontestables. C'est précisément parce que la scène est vraisemblable qu'elle n'est pas fantastique et qu'elle est magnifique. Le fantastique c'est justement l'invraisemblable, le surnaturel, c'est la facilité à laquelle Oncle Bounmee avait si bien échappé. On retrouve en fait ce même propos tout au long du film, mais en moins bien. Je ne note malheureusement pas le film sur son propos, qui me séduit tout particulièrement mais sur la façon dont il est mis en forme. En résumé, seulement deux scènes parfaites à mon sens à savoir celle des voitures et du sommeil pour les raisons susdites. Le reste est formellement plus confus, plus brouillon que ses autres chefs-d'œuvre. Il assume presque les faiblesses de mise en forme du concept bouddhiste d'être et de créer son monde à la fin en nous incitant selons ses mots à ne pas trop chercher à comprendre (Cf. Cahiers du Cinéma).
Tu vois, Luis, c'est ça un cerveau. Un vieux salaud qui te tient par les couilles et qui te raconte n'importe quoi pour t'empêcher de sortir de ta prison. [...] Ce qui vit hors de lui est nul, voilà sa loi. Que sait-il de l'amour ton cerveau, pauvre Luis ? Rien.
On justifie la faiblesse de la mise en scène par notre manque de sentir au profit du cerveau rationnel d'occidental ? Pourtant, j'étais parfaitement éveillé mais rêveur en regardant la belle scène du sommeil. Mon cerveau n'avait rien à y redire ! C'est seulement quand la réalisation est non équivoque et quand le film semble glisser et cloue le bec à notre cerveau qu'il devient improbable de trop réfléchir. Je ne suis pas adepte du cinéma "à moitié endormi", qui est selon moi une simple excuse pour tout faire croire à un cerveau ennuyé avec une formule simple. Il semblerait que le film ait eu plus d'effet sur d'autres ; pour moi il n'a représenté rien de nouveau, globalement qu'une répétition en beaucoup moins bien de ce que j'ai déjà vu à plusieurs reprises ailleurs.
Je trouve ça choquant et insultant envers le réalisateur de qualfier ce film de fantastique. Ça révèle je pense d'une méconnaissance totale des cultures bouddhistes au centre du film, et me prouve en même temps qu'il a sûrement séduit parce que les gens n'ont rien compris. Comment expliquer sinon la qualification de fantastique par une grande partie des critiques positives letterboxd et sens critique ? Tous les éléments folkloriques ont été transformés en "fantastique", en "surnaturel" dans les esprits alors que le propos du film est précisément de renverser les à priori sur ce qu'est le naturel, le "vrai". Ce que vous qualifiez de surnaturel et de fantastique est ce que vous ne comprenez pas. Le vaisseau existe si on le veut, notre conscience transcende nos sens.
"Nous sommes ce que nous pensons. Tout ce que nous sommes résulte de nos pensées. Avec nos pensées, nous bâtissons notre monde." disait Bouddha
Ne pensez-vous pas que le monde-monde en sa nudité est inaccessible ?
Une éloge de la non-atomicité des individus, si tout est lié, tout est Un. Vous êtres tout, vous êtes le monde, vous pouvez le créer à l'infini. Peu importe que le vaisseau spatial vienne du passé, ou d'ailleurs. Le monde est à vous !
"- Chura, l"amour dans le caillou, le sentir, toutes ces choses que j'ai faites depuis que je vous connais, à quoi ça sert ? C'est bien, mais ça n'a pas d'existence réelle. C'est de la pure invention, non ?Il s'est arrêté au bord du sentier, il m'a examiné des pieds à la tête, l'air extrêmement étonné. Il m'a dit : - Mais c'est pour ça que nous sommes au monde ! Pour inventer la vie !" Luis.A
Créée
le 7 mai 2024
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