Amour et Amnésie !
Eh ben, voilà, Michel Franco fait son entrée, par l'intermédiaire de ce film, dans ma cinéphilie et vient rejoindre ma liste de cinéastes à creuser absolument. Généralement, je n'y mets uniquement...
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le 29 mai 2024
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Sylvia et sa fille Anna tentent de vivre une vie simple et modeste aux enjeux nombreux : être mère célibataire avec peu de moyens, donner une bonne éducation à sa fille qu’il faut protéger des dangers du monde extérieur, le travail bien sûr, et la santé : Sylvia est une ex-alcoolique, sobre depuis treize ans, qui on le comprend vite par ses névroses qui tendent à l’isoler elle et sa fille, a vécu des traumatismes dont elle aura pris du temps à se remettre. Et pour cause, à ses douze ans, la jeune Sylvia s’est faite violer à répétition par une bande de garçons plus âgés et qui la forçaient à boire avant de l’abuser en groupe.
Quand à la soirée de son ancien lycée, Saul la suit de l’établissement jusqu’à chez elle, se ravive une mémoire douloureuse. Saul est un des garçons qui abusait d’elle à l’époque. Elle décide de le confronter, le problème étant que l’intéressé est atteint de démence et ne se souvient que de « ce qui l’arrange ». D’abord profondément déçue, Sylvia est prise d’un doute, ou d’une culpabilité, lorsqu’elle l’abandonne au milieu d’un parc après lui avoir arraché le collier qu’il garde autour du cou au cas où il se perd, avec le numéro de son frère qui vit chez lui et qui s’occupe de lui. Puis sa soeur Olivia lui dira que les parents de Saul ne sont arrivés en ville qu’en 1986, année déterminante puisque c’est le moment où la mère aura changé Sylvia d’établissement, fatiguée de ce qu’elle ne considère encore aujourd’hui n’être qu’un ramassis de mensonges.
Aussi Franco installe ici une confrontation des mémoires : il y a celle de Sylvia et de ses traumatismes, dérangée évidemment en ce qu’ils ont altéré sa réalité des hommes et des dangers (formidable séquence de premier baiser puis de premier rapport sexuel, où on lit sur son visage la douleur de vouloir oublier l’inoubliable) ; celle d’Olivia, bâillonnée, mise en sourdine, par les mensonges de ses parents, des adultes en général, qui ont préféré faire taire Sylvia par conventions bourgeoises (la mère et la fille veulent sans cesse offrir de l’argent à Sylvia, comme aide et/ou pour la faire taire, comme si un nouvel appartement se substituerait aux traumatismes de l’inceste que Sylvia a subi et qu’Olivia a refoulé) ; celle de leur mère, qui refuse ses souvenirs, sa mémoire, pour conserver son mari, ses habitudes, son confort et sa positon sociale, ou peut-être plus simplement sa santé mentale ; celle de Saul évidemment, qui a moins d’intérêt pour son personnage propre que pour ce que ce dernier représente de la mémoire de l'Homme, sélective, arrangeante, mais aussi incomplète, accidentelle, contrariée par la vie et par la santé ; puis il a y celle d’Anna, douze ans, et des enfants d’Olivia, qui tour à tour essaient avec innocence de la reconstituer, ou de constituer celle dont ils disposeront demain. Là où Franco a pu choqué avec provocation, dans Memory, son dispositif est sec et précis comme un plan fixe avec tous les objets et tous les affects réunis : qu’il s’agisse d’un plan de cuisine avec Olivia, Sylvia et leurs filles qui posent des questions auxquelles on refuse les réponses ; d’un plan de malaise adulte, avec Olivia, son mari, Sylvia et les enfants qui lui demandent pourquoi elle ne boit pas de bière comme les autres adultes, et si sa dépravation l’a déjà conduite au-delà de l’alcool, mais peut-être aussi des drogues ; ou encore celle réunissant la mère et le reste de la famille au complet, et Saul, pour la confrontation ultime. Ces plans, fixes, longs souvent, sont représentatifs du génie de Franco : tous les éléments sont là et parlent d’eux-mêmes, réagissent entre-eux, comme ils ont été écrit et nous ont été présentés, dans une économie qui censurent le scénario qui peut parfois paraître extrême (le viol, l’inceste, la pédophilie, l’héritage monstrueux). Aussi le film s’appelle Memory, et non pas Chroniques d’une rescapée.
Ce à quoi s’applique Franco, c’est à montrer comment la mémoire nous constitue comme être social, et comment elle nous joue des tours : c’est Sylvia qui se trompe sur Saul, puis Olivia qui se trompe sur Sylvia, et avant elle leur mère. Chez Franco, la mémoire est aussi une histoire d’héritage : c’est la mère de Sylvia qui ment, mais c’est aussi Sylvia qui avertit trop Anna des dangers que représentent les hommes, ou Olivia et son mari qui empêchent leurs enfants de comprendre pourquoi Sylvia est alcoolique, quelle est sa vie et son parcours, beaucoup plus dérangés eux-mêmes par la soeur ou belle-soeur alcoolique que par les questions des enfants, intrinsèquement innocents, rappelant par ailleurs les mensonges de Samantha, la mère de Sylvia. Saul quant à lui, malade, se voit confisqué, faute de mémoire, son corps propre et son corps social. Son frère le cantonne aux murs de son propre appartement dont il profite, et les gens, tout comme le spectateur, le considèrent avant tout comme un pervers sexuel dangereux que comme l’homme atteint de démence qu’il est. Loin de toute provocation, le choix des sujets de Franco, le viol, la pédophilie, l’inceste, sont autant d’enjeux de scénario qui certes en poussent les curseurs au maximum, mais permettent aux personnages comme au spectateur de réfléchir à notre mémoire collective : celle d’une société blessée trop longtemps par les abus des hommes sur les femmes, et qui nous empêche parfois, souvent peut-être, de voir l’homme en détresse en bas de notre rue ; celle d’une société qui a trop souvent considéré la femme comme hystérique, et qui empêche de voir Sylvia comme une femme en reconstruction et en proie à ses démons, plutôt qu’en une menteuse revancharde. Il y a bien ce plan fixe de Saul qui rencontre Sylvia qui vient pour s’excuser de l’avoir pris pour un autre, et où celui-ci reste debout devant elle, qui est assise, et qui suggère une menace, ou tout au moins une réminiscence désagréable, le bassin de Saul étant cadré au même niveau que la tête de Sylvia ; il y a aussi celui, glaçant, de Saul qui, réveillé dans la nuit, oublie laquelle des deux portes est celle de Sylvia, l’autre étant celle de sa fille Anna, suggérant cette fois une menace pour l'adolescente. Mais ces plans ne sont jamais expliqués par un scénario trop didactique : ils permettent dans leur ouverture de laisser le spectateur raviver sa mémoire propre, au contact de celles des personnages.
Ce qui touche à la grâce dans Memory, ce sont ces tentatives d’humanité dans un décor si sinistre, si désespéré, de réunir deux êtres que tout oppose. C’est de les voir essayer plan par plan, dans les intervalles d’une mémoire oubliée, atrophiée, pervertie, se rapprocher malgré tout. Ils se perdent et se retrouvent, ils s’oublient et leurs névroses avec, à l’ère d’une psychologie en crise depuis presque soixante ans, pour s’aimer. Le geste de clôture portée par Anna, la fille de Sylvia, d’aller chercher Saul à qui l’on a confisqué tout moyen de communication, pour le (ré)unir à sa mère dont l’héritage mémoriel aurait pu la confiner, est un des plus beaux gestes d’espoir et d’amour que le cinéma a vu naître ces dernières années.
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le 3 juin 2024
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