Qu’est-ce qu’un cinéaste britannique peut bien nous apprendre sur les problèmes de ségrégation et de droits civiques aux États-Unis ? Cette interrogation spontanée s’est immiscée jusqu’aux parties prenantes de Mississippi Burning. Willem Dafoe confessa en effet les réserves exprimées par Gene Hackman durant le tournage du film. Contester la légitimité d’Alan Parker à traiter de la question raciale américaine revient toutefois à faire peu de cas de son travail de recherche. N’a-t-il pas entièrement amendé le scénario de Chris Gerolmo pour en exacerber la dimension politique ? Et si certaines libertés factuelles sont assumées par le réalisateur de Midnight Express, en quoi nuisent-elles à la portée du discours égalitaire ou à la justesse du constat ségrégationniste ?


N’en déplaise à ses détracteurs, parmi lesquels la veuve de Martin Luther King, Alan Parker semble en réalité au plus près du Mississippi des années 1960. Il montre sans ambages la ségrégation : ordinaire dans les restaurants ou dans les toilettes, spatiale avec une bipartition du territoire et la relégation des quartiers noirs en périphérie des centres-villes, matérielle dès lors que les logements rudimentaires, sortes de cabanons en bois, se voient réservés aux Afro-américains, sociale puisque les lieux de culte et d’éducation demeurent spécifiques à chaque communauté, mentale quand la stéréotypisation des comportements sociaux se répand de seuil en seuil. Les manifestations occasionnelles aperçues dans Mississippi Burning puisent quant à elles dans le même élan de mécontentement et de résistance que des sit-ins comme ceux de Greensboro (1960), organisés en vue de mettre un terme aux discriminations dans les restaurants.


Décrire la situation des Noirs dans le sud des États-Unis


Dans Une Histoire populaire des États-Unis, l’historien Howard Zinn écrivait ceci : « En 1952, un million de Noirs étaient inscrits sur les listes électorales dans les États du Sud (20 % de ceux qui avaient le droit de vote). En 1964, leur nombre passait à deux millions. En 1968, ils étaient trois millions (60 %, le même pourcentage que chez les électeurs blancs). » Mississippi Burning suit le déroulement d’une enquête policière pas tout à fait étrangère à cet état de fait : deux agents du FBI investiguent après le meurtre de trois militants des droits civiques venus convaincre les Afro-américains sudistes de s’inscrire sur les listes électorales. Alan Parker fait coup double : en s’inspirant du meurtre de James Chaney, Michael Schwerner et Andrew Goodman par des suprémacistes blancs, jeunes figurant parmi des milliers d’autres se rendant dans le sud des États-Unis durant le « Freedom Summer », il épingle les tensions raciales en vigueur dans les anciens États esclavagistes et les dissensions profondes qui se maintiennent durablement entre le nord et le sud du pays.


Pour se remémorer au mieux le contexte dans lequel se fond Mississippi Burning, il n’est pas inutile de citer à nouveau Howard Zinn : « À l’approche de l’été 1964, le SNCC et d’autres groupes qui travaillaient ensemble pour les droits civiques et se voyaient confrontés à une recrudescence de violence décidèrent de faire appel à la jeunesse américaine pour attirer l’attention sur la situation au Mississippi. Dans cet État comme dans bien d’autres, le FBI et les représentants du département de la Justice assistaient en spectateurs aux événements au cours desquels les militants des droits civiques étaient battus et emprisonnés, et les lois fédérales bafouées. » Cette défiance entre deux Amériques, ces poussées extrêmes de violence, Alan Parker les met en scène avec beaucoup d’à-propos : les policiers locaux accueillent les agents fédéraux avec une ironie mâtinée de circonspection, le NAACP est rebaptisé « niggers, apes, alligators, coons and possums », les costumes élégants s’opposent aux chemises froissées, les lynchages et incendies criminels envers les Noirs demeurent monnaie courante… À Jessup County, la ville fictive dans laquelle se déroule l’action de Mississippi Burning, on argue volontiers que « la plupart des gens du Nord ne comprennent rien aux gens du Sud ». Mais surtout, on s’agace devant une enquête policière perçue comme une ingérence intolérable. « Ils sont venus violer nos libertés », s’exclame-t-on.


C’est peu de le dire : la situation entre le nord et le sud des États-Unis est loin d’être apaisée au début des années 1960. Le contexte ségrégationniste a déjà été éventé au cinéma dans The Intruder (Roger Corman, 1962) ou Dans la chaleur de la nuit (Norman Jewison, 1967). Le premier prend appui sur un idéologue conservateur attisant la haine raciale dans le Sud après une décision de la Cour suprême mettant fin à la ségrégation scolaire (Brown et al. v. Board of Education of Topeka et al.). Dans la chaleur de la nuit se déroule dans une petite ville du Mississippi au racisme institutionnalisé : à l’instar de Mississippi Burning, les agissements abjects d’un shérif, le cynique et peu affable Bill Gillespie, démontrent à eux seuls la virulence des ressentiments envers les Noirs des Américains d’immigration européenne. Mais l’ensemble du tableau historique mérite peut-être d’être rappelé pour appréhender au mieux les trois œuvres.


La déségrégation fut l’un des chevaux de bataille du président Kennedy. Ce dernier voyait d’un mauvais œil la transmutation de la guerre civile en lois ségrégationnistes telles que les célèbres Jim Crow, instaurées en 1876. Dans les années 1960, les Noirs américains continuent de souffrir de nombreuses discriminations – du logement à l’emploi – et d’exclusions des lieux et services publics. Le Civil Rights Act du président Lyndon Johnson, adopté le 2 juillet 1964, a beau constituer une avancée tant concrète que symbolique, les mentalités ne changent pas en un tournemain. Le droit de vote est par exemple longtemps limité par des tests ou des taxes, même après l’adoption du Voting Rights Act en août 1965. Les mariages mixtes demeurent interdits jusqu’en 1967 et l’arrêt de la Cour suprême Loving v. Virginia (cf. Loving, de Jeff Nichols). Dans les entreprises, la discrimination apparaît d’une telle ampleur qu’un décret présidentiel de septembre 1965 invite les industriels à mettre en place des mesures de discrimination positive.


La couleur de la haine


« White », « Colored ». L’ouverture de Mississippi Burning donne le la. Et la ville de LaFayette, en Alabama, utilisée en tant que décor principal, nous renvoie à mille lieues de la prospérité économique parfois insolente du nord du pays. Le Mississippi d’Alan Parker est poussiéreux, rétrograde et inhospitalier. Il n’a à offrir que le spectacle de sa propre animosité. Jessup County, comme n’importe laquelle de ses villes, s’apparente à un coupe-gorge pour les Afro-américains. On y colporte toutes sortes de préjugés à leur endroit, on incendie leurs maisons, on les lynche ou les enferme dans des cages elles-mêmes abandonnées dans des champs de coton (plan à double fond s’il en est)… « Nègres », « youpins », « rouges » y figurent parmi les expressions courantes, au moins aussi lourdes de sens et de mépris que les chansonnettes du Ku Klux Klan qu’entonne ironiquement l’agent Rupert Anderson. Ce dernier, lui-même originaire du Sud, enquête avec son coéquipier Alan Ward sur la disparition des trois militants des droits civiques. À leur arrivée, les deux agents du FBI sont accueillis par des regards insistants et des sourcils froncés. Bienvenue chez les « ploucs racistes », pour reprendre les termes irrévérencieux d’Alan Parker.


L’arborescence du racisme semble infinie. Mississippi Burning s’enrichit ainsi d’une multitude de sous-propos : le déni entendu (« C’est une ville bien calme et tranquille, ici », « C’est un coup de publicité qui a été inventé par Martin Luther King ») ; la morale portée en apothéose (« Parfois, une cause mérite qu’on meurt pour qu’elle triomphe ») ; la pauvreté comme incubateur de haine raciale (le discours de Rupert sur son père, qui se solde par un terrifiant « Si tu vaux encore moins qu’un négro, alors tu vaux moins que rien ») ; le relativisme judiciaire et le racisme institutionnel (les prétendus problèmes d’« hygiène », la responsabilité putative des « facteurs extérieurs », les policiers locaux en cheville avec le KKK, les verdicts trop cléments, etc.).


Mais à force d’insister sur les qualités d’écriture de Mississippi Burning, on en oublierait presque de l’appréhender comme une œuvre de cinéma. Déjà nanti de la photographie oscarisée de Peter Biziou et d’une distribution impeccable – Gene Hackman, Willem Dafoe, Frances McDormand, Brad Dourif, Michael Rooker… –, le brûlot d’Alan Parker a quelques ressources à faire valoir : des personnages à l’évolution graduelle et passionnante, une bande-son lancinante et hypnotique, des dialogues fusants et/ou sophistiqués, un discours secondaire sur les jeunes femmes des petites villes, plusieurs séquences charpentées avec maestria, dont l’attaque des trois militants en pleine nuit ou la confrontation de Rupert avec des suprémacistes dans un tripot clandestin…


Tous ces éléments à mettre au crédit de Mississippi Burning n’ont toutefois pas suffi à tempérer les critiques les plus virulentes qui s’exprimaient à l’époque. Au moment de sa sortie, le film doit en effet essuyer les tirs croisés de la gauche, des leaders noirs et des associations proches des Afro-américains. Ces spectateurs politiquement engagés regrettent amèrement le choix d’ériger le FBI en protecteur de Noirs infantilisés à force d’impuissance. Loin d’être passifs, ces derniers militaient alors activement pour défendre leurs droits, souvent au péril de leur vie. On reprocha également à Alan Parker des images trop stylisées, en rupture avec l’âpreté du sujet traité. Ces réserves méritent certainement d’être signalées et entendues, mais elles ne devraient pas masquer la pertinence descriptive d’un long métrage ayant bénéficié, rappelons-le, d’une latitude inespérée.


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le 28 févr. 2020

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