On connait tous un de ces vieux monsieurs qui racontent tous le temps la même histoire. Quand les feuilles commencent à tomber au début du mois de Novembre, pendant la première gelée d’un matin de décembre, sous les flocons de neige d’une soirée de février, réchauffé par les premiers rayons de soleil d’une fin d’après-midi d’avril, écrasé par la lourde chaleur d’une matinée de juillet, aux petits-enfants pendant les repas de famille, à ses amis quand il fait son tiercé accoudé au bar du PMU du quartier, à la jeune caissière blonde du supermarché ou aux inconnus endormis à côté desquels il se retrouve assis dans le bus, il raconte toujours la même histoire. Encore et encore.
Et il faut bien avouer que c’est une sacrément bonne histoire. Une histoire fascinante avec des personnages incroyables et on est surpris et on rit et on pleure et alors elle laisse une jolie présence dans notre mémoire, comme le soleil qui brille par une journée de grisaille. Elle devient même meilleure à chaque fois qu’il la raconte, toujours identique mais tellement différente, et on est à chaque fois suspendu au son de sa voix, baladé au grès de sa tonalité comme un funambule pirouettant dans les airs.
Mais arrive un jour où son histoire s’épuise. Ou peut-être qu’elle s’épuise un peu depuis toujours et qu’on ne le remarque que maintenant. D’un seul coup, les personnages ne sont plus que les stéréotypes de ce qu’ils ont toujours étaient, les événements s’enchaînent sans que l’on arrive plus vraiment à y croire, les situations sont grossièrement amenées, les rebondissements sont prévisibles, les émotions forcées. Peut-être l’a-t-il trop raconté, son histoire, ou peut-être qu’il se fait maintenant trop vieux, ou peut-être qu’on l’a juste trop souvent entendu. Toujours est-il que son histoire, au vieux monsieur qui raconte tous le temps la même histoire, elle n’est plus si bonne que ça. Et c’est triste, parce que ce vieux monsieur qui raconte tout le temps la même histoire, on l’aime bien, lui, et puis son histoire aussi.
Ken Loach est un peu comme ce vieux monsieur qui raconte tout le temps la même histoire. Pour lui c’est une histoire de société. Une société déshumanisée. Une société du chiffre et de la quantité qui écrasent les hommes dans cette recherche constante de la rentabilité et de l’efficacité. Une société où les bouseux de Newcastle sont généreux et solidaires et ont toutes ces valeurs que tous ces hommes dans leur joli costume qui sont au-dessus d’eux se vantent tellement d’avoir. Une société où les hommes sont poussés jusque dans leur tombe par un état procédural, insensible, déconnecté. Impitoyable.
Seulement, comme pour ce vieux monsieur qui raconte tout le temps la même histoire, la sienne commence à s’épuiser aussi. Elle est même arrêtée sur le bord de la route avec les jambes qui tremblent et un énorme point de côté. Le problème n’étant pas vraiment qu’on l’a déjà vue et revue une bonne cinquantaine de fois, son histoire de société déshumanisée, mais que tout y est stéréotypé et qu’on y voit toutes les ficelles, énormes, qui rattachent tant bien que mal des scènes qui n’en finissent plus à d’autres scènes qui n’en finissent plus. Alors apparaît un fondu en noir pour passer à la suivante. Il se contente de dérouler tranquillement son programme prévisible comme le jour qui se lève le matin. Et il arrive à James Blake et à Katy, ses deux nouveaux personnages principaux, tous ce qu’il peut arriver de pire à deux pauvres âmes abandonnées par la société, entre de grosses averses de larmes dans ce climat mélodramatique, et puis à la fin, il meurt. Parce qu'il faut émouvoir. Il meurt pendant son appel au pôle emploi local. Parce qu'il faut émouvoir symboliquement.
Il faut bien avouer qu’il y a quelque chose de chevaleresque à le voir continuer son combat de toujours et dénoncer les démons de cette société qui sont encore les mêmes, cinquante ans plus tard. Toujours est-il que son histoire sur les dérives de la société néolibérale, cette fois-ci, elle n’est plus si bonne que ça. Et c’est triste, parce que Ken Loach, on l’aime bien, lui, et puis son histoire de société déshumanisée aussi.
Mais il est surtout triste de voir que personne ne semble vouloir prendre le relais de ce cinéma social qu’il incarne.
Comme pour ce vieux monsieur qui raconte tout le temps la même histoire, Ken Loach semble obligé de raconter la sienne encore et encore, sans quoi, personne ne le fera à sa place.
Et le jour où il arrêteront de le faire, alors leurs histoires finiront d'exister.