Il n’est plus l’heure pour Becker de songer au passé : Goodbye Lenin est bien loin. Il laisse le soin des temps jadis à Jesper Christensen, un habitué de Bond très vieilli qui sortira de son grand sac des souvenirs autrement plus pops que 007.
Kaminski n’est pas réel mais il pourrait : contemporain de Warhol doté du caractère de ces personnes devenues personnages dans la vraie vie avant d’être intégrées dans un film, le vieux peintre est montré par Becker en toute connaissance des tenants & aboutissants picturesques. Un fond de toile pour base, puis on laisse l’imagination se défouler. Entre deux conseils de sage, Kaminski délivre sa science à un Daniel qui Brühl les étapes, commettant un enlèvement avec aussi peu d’entrain mais autant d’effronterie que Brad embarquait Dustin.
Les deux protagonistes commencent leur chemin dans les montagnes suisses, mais le peintre aveugle grisonnant des Grisons aura de quoi pratiquer son bilinguisme : il rend visite à Geraldine Chaplin qui regarde le Miljoenenspel en Belgique, avant quoi il voit du pays – enfin, façon de parler. Entretemps, le spectateur rencontre des personnages tous plus complets les uns que les autres, bercés par un rythme doucement fou & une patte artistique saisissante qui griffe l’image de tous les talents possibles.
Becker n’avait pas besoin de la référence à Bob Ross pour glisser dans le scénario des happy little accidents ! Il se passe en tout cas toujours quelque chose, jusqu’à ce que le visionnage devienne une anesthésie contre lui-même, une somnolence pas du tout littérale & sans un instant d’ennui dont on s’éveille à chaque nouveau tableau avec l’impression de se faire avoir, de sorte qu’un auto-clin d’œil (le costume de poussin déjà croisé dans La vie est un chantier) a sa place toute trouvée, nonchalante & onirique, pièce manquante d’une composition sans contraintes.
Dans ce flou artistique concret & mouvant, les personnages cessent soudain de n’être que des coups de pinceaux, & on se met à les percevoir, juste à temps, dans toute leur complexité. Je suis sensible à l’empathie en art, & Becker, dont j’avais surtout admiré jusque là le talent de reconstruction & la qualité de son relationnel, m’étonne à la glisser indirectement, par la négation d’une brusquerie initiale qui surprend sans choquer, fait rire sans moquerie & attendrit sans gnangnan.
Goodbye Lenin était peut-être meilleur, mais il était ancré dans son contexte : Moi et Kaminski est ancré de partout (pas même sorti en salles en France) mais il est libre en même temps, & de cette légèreté où le vieil âge est protégé sans faste par le respect poétique d’une jeunesse insouciante, l’œuvre donne racine à des nuages. Si Becker doit réaliser au compte-gouttes pour être si génial, qu’il nous fasse attendre encore dix ans !
→ Quantième Art