1934… Alors qu’Adolphe Hitler est chancelier de l’Allemagne, Billy Wilder a fui la dictature nazie qui se met en place outre-Rhin, et, réfugié en France, réalise Mauvaise Graine, avec la sublime Danielle Darrieux. Georges Berr, acteur et dramaturge tombé depuis dans l’oubli, met en scène au Théâtre des Variétés sa dernière pièce, écrite avec Louis Verneuil, Mon Crime.
2023… Presque quatre-vingt-dix ans plus tard, François Ozon sort Mon Crime, son nouveau film adapté de la pièce de Berr, et dans l’une de ses premières scènes, les deux héroïnes, Madeleine et Pauline vont au cinéma voir Mauvaise Graine.
Ozon connaît « ses classiques », et s’approprie goulument cette pièce de boulevard – bouffonne, voire grotesque – bien oubliée, la plaçant sous les auspices de l’immense Billy Wilder, mais également sous celles des grands films français des années 30, puisqu’il est difficile de ne pas penser au célébrissime et délirant Drôle de Drame (de Carné et Prévert), avec sa morale qui s’avère tout autant à géométrie variable. Il faut aussi rappeler que François Ozon, réalisateur plus singulier qu’il ne paraît, spécialiste de la torsion inattendue des codes filmographiques, avait déjà réussi de jolis hold-up sur les stéréotypes de la France franchouillarde, avec 8 Femmes et avec Potiche, deux comédies qui pompaient les atmosphères respectives des années 50 et 70. Bref, il n’y a guère de surprise quand on découvre que ce Mon Crime, franchement jubilatoire, est l’un de ses tous meilleurs films depuis longtemps.
Ce qui distingue pourtant Mon Crime des deux autres comédies précitées, c’est qu’Ozon prend le risque de faire de son film une tribune largement anachronique des luttes féminines actuelles : on imagine bien les cris d’orfraies que pousseront tous les boomers qui se déclarent en guerre contre ce qu’ils nomment la prépondérance de la culture « woke », et on se délecte à l’avance de leurs insultes. Car si le sujet de la pièce, c’est-à-dire l’histoire d’une jeune actrice qui peine à percer et qui s’approprie un crime qu’elle na pas commis pour connaître la célébrité, est finalement déjà furieusement moderne, Ozon en exacerbe le message dans un contexte post-#MeToo, et n’hésite pas à en appeler au droit des femmes d’abattre les hommes qui abuseraient d’elles (bon, on a bien compris qu’il s’agissait d’humour, mais d’un humour joliment militant quand même), ou plus sérieusement de mener leur vie comme elles l’entendent, sans avoir à se soumettre aux directives masculines. Quant aux tentations lesbiennes, Mon Crime les encourage franchement, sans que le passage à l’acte soit représenté…
Il reste que, pour rééquilibrer la balance dans ce combat entre les genres, Ozon n’oublie jamais non plus que les femmes, ses belles héroïnes, peuvent être de formidables manipulatrices, d’une superbe perversité ! C’est ainsi que, face aux délicieuses Madeleine (l’actrice blonde) et Pauline (sa colocataire d’avocate, brune), les hommes ne font jamais le poids dans Mon Crime : ils sont au mieux sympathiques mais faibles (Dany Boon, avec l’accent marseillais de Raimu, dans le meilleur rôle de toute sa carrière), la plupart du temps crédules et incompétents (Luchini, totalement formidable dans ses citations de Louis Jouvet), au pire d’ignobles brutes (la plupart des autres…). Mais c’est quand apparaît Isabelle Huppert, qui se délecte visiblement d’incarner le personnage sordide et flamboyant d’une grande star du muet ayant manqué la transition vers le cinéma parlant, que Mon Crime trouve sa plus belle vitesse, et se met à enchaîner les scènes jouissives à la manière d’un bon… Billy Wilder, justement.
Gros, gros plaisir de cinéma, pour peu qu’on ne craigne ni la caricature, ni l’outrance, ni les discours engagés, Mon Crime est d’ores et déjà l’une des plus belles réussites du cinéma populaire français de 2023.
Espérons que le public lui fera un bel accueil.
[Critique écrite en 2023]
https://www.benzinemag.net/2023/03/08/mon-crime-de-francois-ozon-drole-de-comedie/