Après Toy Story 2, Pixar est à un tournant de son histoire. Le succès du film et ses recettes mettent le studio à l'abri du besoin. La seule ombre au tableau est à chercher dans des considérations immobilières. Les artistes de chez Pixar se retrouvent à l'étroit dans leurs locaux initiaux.
Heureusement, Steve Jobs, le patron de Apple et de Pixar, investit dans des bâtiments à Emeryville et décide de rapatrier tous les employés dans un seul et même ensemble, à la fois pratique et convivial. Plus spacieux, les nouveaux locaux rendent réaliste la planification d'un long-métrage par an et permettent également aux artistes de conserver une ambiance propice au bouillonnement créatif.
La mue de Pixar ne s'arrête pas là. Une autre évolution de taille se produit, John Lasseter ne prend pas les rênes de la nouvelle production. Alors qu'il a signé les trois premiers longs-métrages de chez Pixar, coups sur coups, (Toy Story, A Bug's Life et Toy Story 2), le génie du studio à la lampe de bureau fait une pause. Exténué, il décide de prendre du temps pour se ressourcer. Il ne déserte pourtant pas le pont et continue de veiller au paquebot Pixar. Il choisit ainsi de confier la réalisation du quatrième film d’animation du studio à Pete Docter, un jeune artiste maison, pilier du studio, depuis 1990.
Il faut dire que Pete Docter a en tête une histoire dont le point de départ, d'une simplicité étonnante, offre l'opportunité d'un récit fantastique et redoutablement efficace. Fasciné par tout ce qui prend vie dans le noir, le jeune réalisateur part, en effet, de la fameuse légende enfantine des monstres cachés dans le placard pour exploiter le postulat selon lequel les peurs inconscientes des enfants reposeraient sur une réalité parallèle. Le raisonnement est ensuite poussé à son comble et renversé : les enfants ont peur des monstres qui eux-mêmes ont peur des enfants !
Ainsi, Pixar fort de ses succès, sort Monsters, Inc. en 2001.
Les peurs d'enfance sont décortiquées avec humour et tendresse et servent de prétexte à la révélation d'un monde parallèle, vrai miroir d'une mégalopole humaine contemporaine. Toute la mécanique du film est ainsi redoutablement huilée. Le spectateur adhère d'ailleurs, tout de go, à l'idée de départ (qui n'a jamais regardé sous son lit ou dans son placard pour vérifier qu'aucun monstre ne s'y trouvait ?) et se laisse ensuite transporter dans un univers à la fois unique et commun.
Les clins d'œil aux travers des sociétés modernes, gentiment raillées, sont permanents et participent à l'adoption instantanée des personnages qui les servent. Les monstres sont, à l'évidence, des humains plus vrais que nature, offrant même le visage d'une société multi-ethnique idéale, paisible et cordiale. Basée à l'origine sur la crainte, le récit se révèle, en réalité, terriblement optimiste. Sa conclusion est d'ailleurs étonnante de surprises.
Si l'incontestable originalité du récit est le meilleur atout du film, les personnages ne sont pas en reste sur le registre de la perfection. Ils combinent en effet un visuel incroyable et un potentiel de capital sympathie exceptionnel.
Sulli, terreur d'élite n°1, est reconnu par tous pour son efficacité au service de la récupération d'énergie pour Monstropolis. Rien d'étonnant à cela. Très grand, disposant d'une fourrure turquoise ornée de taches violettes, arborant une paire de cornes, il a tout du monstre horriblement menaçant. Il est sans aucun doute la dernière chose qu'un enfant voudrait trouver dans son placard. Pourtant, ce redoutable collecteur de cris voit sa conception de la vie bousculée par une petite fille humaine qui réussit, en pénétrant par inadvertance dans son monde, à percer son armure. Elle lui permet de se libérer du carcan dans lequel la firme l'a enfermé et de développer son propre libre-arbitre, à commencer par l'écoute de sa fibre paternelle.
Bob, appartenant à la catégorie des petits monstres, bagarreur bien que dépourvu d'une réelle force physique, il se caractérise par son esprit vif et son œil unique. Il est le parfait contraire de Sulli. D'une assurance inversement proportionnelle à sa taille, il joue, il séduit l'hôtesse d'accueil Celia dont il est éperdument amoureux. Fidèle en amitié, seule l'intrusion inopinée de Boo fait tanguer, un temps, son duo avec Sulli. Outre sa personnalité remarquablement définie, le personnage brille par son animation. Les expressions de son visage lui offre, il est vrai, un panel d'émotions d'une rare définition. Il en ressort un adorable personnage, à la bouille inoubliable.
Pixar n'a jusqu'alors jamais vraiment brillé pour ses personnages humains. Toy Story et Toy Story 2 apparaissent, en effet, sur ce registre comme des manœuvres d'essai (pourtant il y a eu le magnifique court-métrage Geri's Game). Boo marque la fin du temps des expérimentations dans le domaine. La petite fille, échappée de son monde et recueillie par Sulli et Bob, est assurément humaine jusqu'au bout des ongles. Totalement innocente, s'exprimant par onomatopées, elle est un vrai personnage de pantomime : quasi-muette dans le film, elle ne communique que par des mimiques, parfaitement expressives.
Comme tout bon film d'animation qui se respecte, le film dispose d'un méchant charismatique. Léon Bogue assume à merveille ce rôle. Première frayeur de Boo, ce monstre mi-lézard mi-caméléon, doté de huit pattes, parvient comme personne à se fondre dans le décor et se faufiler partout. Ne pouvant se contenter de la place de terreur d'élite n°2, il n'a de cesse de tenter de ravir la plus haute marche du podium à Sulli, quitte pour cela, à accepter toutes les compromissions.
A coté des personnages principaux, toute une galerie impressionnante de personnages déambule dans l’usine de Monstropolis. De Célia, l'hôtesse d'accueil et petite amie de Bob à Henri Waternousse, le PDG de l’entreprise, en passant par les employés ou les simples habitants de Monstropolis, le foisonnement est tel qu'il rend incontestable la réalité du monde parallèle des monstres.
La technique marque un nouveau bond qualitatif dans l'animation 3D. Beaucoup plus fluide et naturelle que celle des précédentes productions jusqu'ici réalisées, Pixar démontre une nouvelle fois sa capacité à porter toujours plus loin son art. La fourrure de Sulli résume à elle seule l'incroyable maitrise technologique du studio : toute en densité, légèreté et fluidité, elle est crédible aussi bien dans ses mouvements que dans l'aspect de sa texture. Les autres matières bénéficient d'ailleurs du même traitement, à commencer par les écailles de Léon ou la peau verte-pomme de Bob.
Côté musique, Randy Newman reprend pour la quatrième fois du service chez Pixar après Toy Story, A Bug's Life et Toy Story 2. Maitrisant son sujet, il fixe son choix sur une musique jazz, mélodieuse et entêtante, collant à merveille à l'aura de joie et de fantaisie qui se dégage du film. Il compose également une chanson pour le générique interprétée par les deux personnages principaux, Sulli et Bob : If I Didn't Have You. La chanson remporte fort logiquement l'Oscar de la meilleure chanson originale en 2002.
Monsters, Inc. est également nommé pour l'Oscar du meilleur film d’animation. C'est, en fait, la première année qu'un tel prix est décerné. Les Oscars cessent avec cette nouvelle catégorie de snober les films animés, réduits jusqu'à présent à ne recevoir que des récompenses techniques ou musicales.
Si le genre peut se féliciter d'être désormais pleinement reconnu, il peut aussi regretter de se voir ainsi cloisonné. Pour cette première année de l'Oscar du meilleur film d’animation se distingue aussi par une fournée de nominations exclusivement composée de longs-métrages 3D : Monsters, Inc., le moyen Jimmy Neutron, Boy Genius et enfin Shrek.
Monsters, Inc. rate la précieuse récompense. C’est l’ogre vert Shrek de chez DreamWorks qui met le film de chez Pixar à terre. La consolation viendra du public et du box-office avec un résultat de 255.000.000$ (record de chez Pixar), même si Shrek, encore lui, amasse dans le même temps 13.000.000$ de plus.
Monstres & Cie est un bijou d'animation qui séduit par son concept ingénieux et ses personnages hauts en couleurs. Le film renverse habilement la dynamique classique en montrant des monstres qui vivent dans la peur des humains, alors qu’ils sont eux-mêmes perçus comme effrayants par ces derniers. Cela crée un contraste comique et touchant, notamment à travers les personnages de Sulli et de la petite Boo. Le duo découvre que le rire, et non la peur, est la véritable source de pouvoir.