Moonage Daydream est un film qui divise. Pas seulement le public, entre ceux qui adorent – la créativité de Brett Morgen et l’originalité de ce qui s’apparente plus à un voyage mental qu’à un documentaire - et ceux qui détestent – la confusion permanente entretenue par un montage qui mélange tout sans « hiérarchie » temporelle ni thématique, la redondance épuisante de certains propos sur lequel le film ne cesse pas de revenir. Mais aussi qui divise intérieurement le fan : et je parle du fan « absolu », pas de ceux qui aiment Starman – réservé pour le générique de fin – ou Let’s Dance - magnifié au cours d’un extrait torride d’un concert qui réhabilité franchement cette période douteuse de la geste bowienne…
Moi, qui ai pleuré toutes les larmes de mon corps quand j’ai appris la mort de David, lui qui m’avait appris, sinon tout de la vie, mais au moins pas mal de choses, quand je l’ai découvert en 1972, j’ai forcément apprécié de trouver, clairement mis en exergue ici, ses deux enseignements fondamentaux : d’abord que l’on ne se réalise que par le changement permanent, et ensuite que le chaos est la forme naturelle de l’univers, et donc de l’existence. J’ai tenté d’appliquer depuis mes 15 ans le premier – avec un impact discutable sur mon équilibre personnel, on s’en doute -, tout en luttant en permanence pour contenir le chaos (légèrement) à l’écart. Et je suis donc, logiquement, reconnaissant à Morgen d’avoir réalisé en film souvent superbement chaotique, tout en lui reprochant d’avoir mal traité (maltraité ?) le flux de changements stupéfiants qu’a été l’existence de Bowie.
Evidemment, et le titre du film est clair à ce sujet (« I'm an alligator / I'm a mama-papa comin' for you / I'm the space invader / I'll be a rock 'n' rollin' bitch for you »), pour Morgen, Bowie c’est quand même, encore et toujours Ziggy Stardust : les extraits inédits littéralement inouïs des concerts de l’époque – en particulier celui où officie Jeff Beck à la guitare incandescente – m’ont mis les larmes aux yeux, et ça n’avait rien à voir avec une quelconque nostalgie, juste le choc de voir ainsi matérialisée la fulgurance rock’n’rollienne. Que Ziggy bouffe dans le film les autres persona de Bowie, c’est très dommage, mais c’est logique. Par contre, il est compliqué, réellement compliqué d’adhérer à cette étonnante vision, répétée de nombreuses fois dans le film, d’un Bowie peroxydé se baladant en Asie (en Thaïlande ?) entre les escalators d’un centre commercial anonyme et les rues sombres de quartiers populaires où il semble chercher… quoi, en fait ? Une nouvelle religion ? Une confrontation avec la « réalité » d’existences ordinaires ?... ou simplement un peu d’exotisme ?
Alors voilà, j’ai adoré le fait de voir pour la première fois autant de documents inédits, mis à la disposition de Morgen par la famille, qui viennent enrichir l’iconographie officielle (… par exemple les scènes de la version théâtrale de Elephant Man, ou encore celles montrant Bowie en mime, une discipline importante dans sa construction artistique…). J’ai bien aimé que le son soit inhabituellement fort dans la salle, avec un mixage très dans les aigus qui malmène l’ouïe des spectateurs (il semble que ce soit la même chose dans toutes les salles où le film est diffusé…). Même si je me suis rapidement fatigué devant la répétition systématique des paroxysmes sonores assourdissants suivi de silences supposés être « pleins de sens » : je me suis dit que, oui, Morgen avait des idées originales en termes de forme, mais qu’il se plaisait un peu trop à les répéter encore et encore, jusqu’au point où elles deviennent irritantes, voire détestables.
Mais, même si je comprends que Moonage Daydream est une vision personnelle de l’auteur sur Bowie, j’ai eu du mal à comprendre qu’Iggy n’apparaisse jamais dans le film, n’y soit jamais mentionné, même au cours de la période berlinoise, pourtant correctement documentée. Que Lou Reed ne surgisse que sur deux (je crois) photogrammes. Que, alors que la question de la Mort est montrée aussi clairement comme centrale aux réflexions de Bowie, le geste artistique unique de Blackstar soit totalement passé sous silence : il est clair qu’il s’agissait là de la meilleure conclusion possible à cette espèce de démonstration métaphysique que nous livre Moonage Daydream, et son absence décrédibilise largement l’impressionnant travail de Morgen.
[Critique écrite en 2022]
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