Dans un Miami hors du temps, où se côtoient la misère sociale la plus crasse et une luxuriante nature aux allures de paradis sur terre, Chiron tente de grandir, de se découvrir, et surtout de s'assumer.
Un pitch aussi simple pourrait mener à bien des traitements. Mais jamais n'aurait-on pensé à celui choisi par Barry Jenkins. Dans une mise en scène magnifique, éthérée, aux couleurs et lumières éclatantes, la caméra vole, comme en lévitation, dansant, tournant, tourbillonnant, au plus près des corps. Certains parti-pris peuvent déranger (la tentation d'un regard esthétisant de la misère, sur fond de Mozart), et quelques scènes semblent ne servir à rien d'autre qu'à une pompeuse démonstration de style d'un réalisateur à ses débuts.
Mais qu'importe.
Cette esthétique, "malickienne" pourrait-on dire, se refusant à tout naturalisme facile, place d'emblée Moonlight dans une autre catégorie.
En moins de deux heures, Jenkins tente de le récit d'une vie en train de se construire.
Trois parties, trois périodes et des ellipses, trois visages, trois corps, trois époques, mais un regard, celui d'un garçon devenu homme, mais se cherchant encore. Un regard qui porte une histoire et raconte sans mots des douleurs passées et présentes.
Trois comédiens sans ressemblance physique, impressionnants de sensibilité dans leur puissance qui donnent à tous les Chiron de ce monde une existence concrète.
Un choix à saluer.
L'affiche, superbe (et c'est trop rare pour ne pas être relevé), résume à elle seule le film ; le bleu d'une enfance sous le clair de lune, le rose d'une adolescence électrique, et le mauve, mélange des deux couleurs, pour un homme, masse virile et mutique, finalement nuancé mais perdu, guidé, peut-être, par ce père spirituel qui servira de modèle pour fuir sa propre nature (Mahershala Ali, tout simplement parfait), par cette mère adoptive qui, la seule, l'écoutera, et par un ami, un amant, un ennemi, une oreille en fin de compte (bouleversant Andre Holland, doux et sensible).
Little.
Chiron.
Black.
Sans rien cacher de son propos brûlant d'actualité (déterminisme social, ravages de la drogue et de la pauvreté, racisme, homophobie, criminalité, harcèlement scolaire, inégalités au cœur-même d'un territoire restreint - ici Miami, personnage à part entière du film -), Jenkins choisir seulement de le mettre en sourdine, ne l'incarnant que comme décor, comme toile de fond sur laquelle se peint progressivement le portrait de son protagoniste.
De l'art d'être politique sans jamais sembler l'être.
Expérience synesthésique pleine, Moonlight promène son spectateur et provoque comme rarement chez lui des sensations physiques ; des mains qui se touchent, s'essuient sur le sable, une brise marine qui caresse les visages, de l'eau, symbole central de transition (avec une sublime scène métaphorique de baptême), qui coule sur les peaux ... la nature s'entend et se ressent, accompagnant la partition déchirante de Nicholas Britell, faite de violons plaintifs et de mélodies graves et épiques, au souffle puissant.
Tout en délicatesse, Jenkins avance, glisse, et nous bouleverse.
Car Moonlight est in fine un film bruyant derrière son silence et son protagoniste au visage fermé. Un film sur l'impossible acceptation de soi. Un film sur l'impossible communication avec soi-même et les autres.
La troisième et dernière partie, Black, bien au-dessus des autres, est un chef-d'œuvre de sensualité discrète, de pudeur, d'émotion retenue, de petits riens qui font un tout, une virée nocturne où le bruit du passage des voitures sur le bitume remplace celui des vagues, et où la musique tait pour finalement mieux dire ce qu'il est trop dur d(e s')'avouer ("I heard this song, and it reminded me of you").
Moonlight est un film qui hurle silencieusement.