[SPOILERS] Analyse du message de Mother!

Darren Aronofsky, surtout connu pour avoir réalisé Requiem for a Dream et Black Swan, décevait en 2014 avec l’indulgent Noé, ennuyeux récit biblique au premier degré. Il revient donc à sa zone de confort en nous livrant Mother!, un thriller paranoïaque serti de ressorts horrifiques, avec Jennifer Lawrence et Javier Bardem dans les rôles-titres. Au-delà d’une interprétation assez simple autour des conséquences du narcissisme, ou encore de la sacralisation qui mène à la destruction, on peut y voir un sous-texte encore plus limpide, mais dissimulé par une mise en scène inhabituelle pour ce type de sujet.


[SPOILERS : l’article ci-dessous révèle l’intégralité de l’intrigue]


Premier niveau de lecture : la spirale psychotique
Mother! démarre avec le réveil d’une jeune femme blonde (Jennifer Lawrence) dans un lit. Elle et son mari (Javier Bardem) semblent s’être récemment installés dans un grand et ancien manoir tout de bois et de pierres. On croit comprendre que le manoir appartient à la famille du mari (“Lui”, “Le Poète”). Le quotidien de cette femme (“Mother”) consiste essentiellement à retaper la vieille baraque afin d’en faire un foyer agréable pour le couple, tandis que Lui tente de retrouver l’inspiration pour écrire.


Bien qu’elle tente d’apprivoiser ces murs étrangers, Mother ne s’y sent pas toujours à l’aise et semble parfois victime d’hallucinations : surfaces brûlées qui s’étendent, tâches de sang, ainsi que l’étrange vision d’un cœur qui se flétrit progressivement. Lorsque son mari propose d’héberger un étranger (Ed Harris) chez eux sans la consulter, sa surprise et sa douleur ne sont que le reflet de ce qui se passera ensuite, de manière de plus en plus violente. On ressent immédiatement le malaise de Mother, notamment grâce à cette caméra qui la suit tout au long de l’action, accentuant la paranoïa qui va se développer, s’empirer, et entretenir ce qui semble être une schizophrénie paranoïde. Pour faire taire ses visions inquiétantes, elle boit un remède doré qui pourrait être assimilé à un traitement antipsychotique. Plus tard, lorsqu’elle réalise qu’elle est enceinte, elle cesse de prendre ce remède, et le bonheur de son état lui suffit, combiné à l’apparente quiétude retrouvée au foyer.


Pendant la majorité du récit, nous aurons du mal à voir où Aronofsky veut en venir. C’est pourquoi la compréhension du personnage masculin “Lui” est indispensable. Lui ne parvient à être heureux que par le regard de ses admirateurs. Peu à peu, ceux-ci vont s’inviter chez lui, et il les accueille volontiers, malgré la déception et la peine occasionnée à sa femme, à qui il ne laisse jamais le choix. D’abord l’homme (Ed Harris), puis sa sournoise, sensuelle et envahissante femme (Michelle Pfeiffer), avant que ne débarquent leurs deux fils, dont l’aîné tue rapidement le cadet, souillant de sang le sol de la maison. Après ce drame, leur famille les rejoint pour une veillée qui se transforme en repas de fête dont leur hôte le Poète est, encore, le centre d’attention. Lorsqu’un incident de plomberie (provoqué par les indélicats intrus) inonde le foyer, Mother les chasse tous afin de retrouver cette courte période de quiétude, qui correspondra à sa grossesse.


Le narcissisme du Poète se révèle peu à peu, et les rapports avec sa femme dépassent les limites de la perversion. Plusieurs fois, on le soupçonne de la gaslighter, c’est-à-dire de faire douter à Mother de sa propre sanité d’esprit pour garder une emprise sur elle. Mais en réalité, leur relation est probablement dictée par la simple étendue de son narcissisme. Il ne prend jamais en compte ses besoins, accueille les admirateurs qui détruisent la maison si patiemment reconstruite, la manipule par les sentiments, ramène tout à sa propre personne… Il s’exprime de manière très grandiloquente lorsqu’il parle de lui-même, de ses projets, ou même lorsqu’il parle des autres : un trait caractéristique de la personnalité narcissique. Il ne fera jamais usage de la violence physique, sauf lors de la conception polémique de leur fils (il tente de la violer, puis elle finit par se laisser faire par amour et désir). Mais la violence psychologique est omniprésente et exponentielle.


Près du terme de sa grossesse, la spirale infernale se déclenche à nouveau : le Poète, ayant retrouvé l’inspiration notamment grâce à son enfant, parvient enfin à écrire. Rapidement, la maison est à nouveau envahie d’admirateurs, au cours d’une intrusion cauchemardesque où les fans ingrats pullulent, s’installent, puis pillent et saccagent le foyer qu’elle avait reconstruit avec tant d’amour. Les bibelots sont brisés, les planches arrachées, et une violence inouïe s’empare des envahisseurs parmi lesquels Mother, enceinte et prise de contractions, bousculée et ignorée, se fraye un difficile chemin. Après avoir enfanté dans la douleur, elle se fait voler son fils au premier moment d’inattention, par le père qui n’a qu’une hâte, le livrer à ses fans, afin d’obtenir, une fois de plus, leur attention.


Dans une descente aux enfers qui ne trouvera pas de répit, Mother voit avec horreur son fils livré à la foule, tué et dévoré par les fidèles de son mari. Elle se fait insulter et violenter, sur le point de se faire à son tour détruire par l’immonde populace. Son mari lui demandant une fois de trop de les pardonner, son cœur se flétrit définitivement, et elle trouve en elle la force d’incendier des barils de pétrole cachés dans la cave, afin de tout purifier par le feu. Le manoir s’embrase en un final féroce et enragé, tandis qu’un étrange soulagement s’emparera probablement de la majorité des spectateurs, heureux de voir cet enfer s’arrêter pour Mother, libérée de cette intrusion, de cette destruction – ou de sa maladie qui lui fait voir ces horreurs.


Seul à avoir inexplicablement échappé à l’incendie (alors qu’il se trouvait aux premières loges), le Poète emmène sa femme brûlée et mourante au premier étage. Elle lui demande ce qu’il est, et réalise qu’il ne l’a jamais aimée : il aimait juste l’amour qu’elle avait pour lui. Une preuve de plus de son narcissisme pathologique, s’il en fallait. Elle lui reproche de n’avoir jamais été assez pour lui. Il lui répond : “Rien n’est jamais assez pour moi. Je ne pourrais créer si c’était le cas”. Alors qu’elle lui a déjà tout donné, il lui prend la dernière chose qu’il lui reste : son amour, symbolisé par le cœur qu’il arrache à sa poitrine. Elle se transforme en cendre et s’éparpille, définitivement détruite, car l’Amour était la seule chose qui lui permettait de rester en vie. Son cœur, entre les mains du Poète, se flétrit, comme auparavant dans la vision de Mother. De ce cœur en cendres renaît un joyau transparent, que le Poète place sur un piédestal dans son bureau. Cette action répare par magie la maison qui redevient comme neuve, ainsi que toute la végétation alentours, qu’une vague de Vie semble ressusciter. Nous réalisons que cette scène correspond au début du film, et une jeune femme blonde se réveille dans un lit. C’est Mother. Tout est prêt pour le recommencement.


Un niveau de lecture somme toute assez simple (et très personnel par l’auteur de cet article), qui ne s’encombre pas de vraisemblance : après tout, Aronofsky est un habitué de la descente aux enfers. De la paranoïa de Max dans Pi à la schizophrénie de Nina dans Black Swan, en passant par l’addiction destructrice des personnages de Requiem for a Dream. Les hallucinations sont monnaie courante dans ses œuvres, qu’elles proviennent de substances (Requiem), d’une maladie mentale (Black Swan), ou d’un niveau de conscience supérieur (The Fountain). La différence de Mother! vis-à-vis de la majorité de sa filmographie consiste en une destruction par l’autre et non par soi-même : malgré ses hallucinations, cette femme n’aspire qu’à la quiétude, et c’est la lancinante intrusion de son foyer par les fidèles de son mari qui vont la détruire, malgré ses avertissements. La maison peut d’ailleurs être vue comme un symbole de sa santé mentale : plus les étrangers saccagent les lieux, plus Mother sombre dans sa maladie, et lorsque la maison brûle, elle meurt, libérée.


Finalement, Mother! pourrait être la métaphore d’une relation extrêmement destructrice, liant deux personnes très gravement atteintes par leur maladie mentale respective : une schizophrène paranoïde qu’un (pervers) narcissique finit par détruire par égoïsme. La fin pourrait signifier le renouveau pour lui, alors qu’il s’est trouvé une nouvelle victime, interchangeable, comme toutes celles qu’il a rencontrées. En allant un peu plus loin (et en frôlant le deuxième niveau de lecture), Mother! pourrait aussi représenter la propension qu’a l’être humain à détruire tout ce qu’il croise : ses idoles, son prochain, sa Terre. On pourrait aussi lui conférer une interprétation en lien avec le contexte socio-politique de notre époque, avec une peur panique des migrants (et donc de l’intrusion du foyer par des étrangers).


Mais en fait non. Enfin ça, c’est une interprétation personnelle un peu fantaisiste, mais certainement pas l’intention principale du réalisateur.


Deuxième niveau de lecture : la fresque biblique


Disclaimer : le texte qui suit ne représente pas l’opinion ou les croyances de son auteur, mais une interprétation des intentions de Darren Aronofsky.


On avait reproché à Aronofsky de s’être perdu dans le traitement de Noé : tantôt mièvre, tantôt ennuyeux, le blockbuster biblique ne semblait pas correspondre à la patte du cinéaste, habitué à des univers plus sombres. Qu’à cela ne tienne, s’est-il dit, je vais leur montrer qu’Aronofsky peut filmer le sacré à sa manière… et nous déroule la Bible sous la forme d’un thriller horrifique, partiellement en huis clos, assurément dérangeant. Darren is back, et le film s’intitule Mother!. Une des affiches du film rappelle d’ailleurs ces tableaux religieux de la renaissance, avec un personnage martyr au visage brisé.


Récapitulons : Le personnage principal, Mother, est une femme généreuse (comme la terre), nourricière (comme la terre), et attentionnée (comme la… bref vous avez compris). Les choix très particuliers de costumes mettent d’ailleurs en valeur ses courbes, inconsciemment synonymes de fertilité dans l’esprit de la majorité (pardon à ceux et celles que cela irritera). Son mari, Lui, ou encore Le Poète (qu’on peut assimiler au Créateur…), est plus vieux qu’elle, un choix assumé et d’ailleurs mentionné. Comme un Dieu créateur, et une Terre plus jeune, prête à accueillir la vie, et perfectionnant son foyer afin de le rendre plus accueillant – comme cette Terre qui dût attendre et se verdir avant que la Vie ne s’y installe. Lui, la plupart du temps, cherche l’inspiration là-haut, au premier étage (dans les Cieux ?), afin d’écrire ses textes. Et il appelle sa femme “Ma Déesse”. Les affiches illustrées qui ont accompagné la sortie du film (tout en haut de l’article) les représentent : elle, généreuse ; Lui, créateur et destructeur.


Deux autres personnages d’importance vont arriver tels des intrus et perturber cet écosystème. Tout d’abord l’Homme (Ed Harris), invité par Le Poète (par Dieu). Pourquoi l’Homme est-il malade (on le voit souvent tousser) ? Peut-être un symbole de sa faiblesse face à Dieu. Grisé par l’admiration de l’Homme, le Poète accueille ensuite la Femme (Michelle Pfeiffer), de manière tout aussi inopinée. Le soir même, on remarque une grande cicatrice sur le côté de l’Homme, qui peut correspondre à la marque laissée lorsque Dieu a forgé la Femme à partir d’une de ses côtes. Il s’agit d’Adam et Eve, qui déboulent dans le jardin d’Eden pour y semer le bazar.


La femme boit de l’alcool et entraîne Mother à en boire, de manière sournoise. Très sexuelle, elle avoue user de stratagèmes pour séduire l’Homme, comme des sous-vêtements (houlala), et fait rapidement dériver la conversation vers le sujet de la sexualité, tout en provocant Mother sur son âge, sa capacité à enfanter ou à exciter son mari, de manière extrêmement inappropriée et intrusive. Une vision pas trop lointaine de celle que se fait la Bible de la première femme. Elle entraîne son mari vers le bureau du Poète, où ils brisent le joyau en cristal auquel il tenait tant. Ceci est représentatif de l’interdit suprême : Aronofsky n’a pas fait le choix premier degré d’un fruit défendu, mais de l’intrusion dans un lieu sacré, où l’Homme et la Femme ont symboliquement détruit Sa confiance. Suite à cela, Mother les surprend en plein coït alors qu’elle leur a demandé de partir : une manière d’illustrer la souillure qu’ils viennent de provoquer ? Il y a une dimension très sexuelle à la fable du fruit défendu, et à la honte qui s’ensuit pour eux. C’est d’ailleurs le seul moment du film où le Poète sera furieux, et condamne son bureau au première étage (le paradis…), à l’image de Dieu qui condamne le Jardin d’Eden.


Les deux personnages suivants confirment la théorie : les deux fils des invités, qui font irruption dans la maison. L’aîné (Caïn), jaloux de l’attention portée au cadet (Abel) dans le testament familial, le tue. Ce meurtre marque pour toujours la destinée humaine (symbolisée par cette tache de sang sur le sol, que Mother tente tant bien que mal à cacher, et qui finira par ressurgir), tandis que Caïn n’a d’autre choix que disparaître de l’histoire.


Lorsque la veillée funèbre se transforme en repas de fête, nous avons sauté quelques chapitres. Les humains se sont multipliés. De moins en moins respectueux, commencent à abîmer le manoir, malgré les avertissements de Mother. Mais le Poète (le Créateur), qui a besoin de leur amour, les laisse volontiers entrer, enchanté par leur attention. Lorsqu’une canalisation éclate et inonde les lieux, symbolisant le déluge, Mother parvient à chasser tous les intrus. Grâce au déluge, une paix éphémère est retrouvée. Mother (la Terre, donc) peut se concentrer à nouveau sur une guérison de l’esprit tandis qu’elle répare leur maison (la Terre également).


Le Poète ne parle que de Lui-même. Lorsqu’elle lui annonce sa grossesse, ou lorsqu’elle lui dit que le bébé a bougé : il ne parle de de Lui et de Son œuvre. Il retrouve l’inspiration, grâce aux mésaventures de ces derniers mois, à leur miraculeuse conception, à leur Fils à venir. Il rédige ses textes (ou Commandements) qui ont pour effet de faire exploser sa notoriété. Des hordes de fans (fidèles, croyants) se ruent à leurs portes pour obtenir des selfies et autographes. Le Poète (Le Créateur, Dieu, toujours) leur accorde son attention, délaissant Mother au profit d’un culte qui explose. Délaissant cette Terre (la maison et Mother) qui sera sacrifiée au nom du libre-arbitre : Il laisse ses fans envahir les lieux, de plus en plus irrespectueux et violents. On y assiste à une bonne partie des péchés capitaux : paresse (l’homme qui se vautre sur le fauteuil), gourmandise (ils se servent dans la tarte fraîchement préparée), luxure (la drague éhontée dont Mother fait l’objet), l’envie (vol de leurs objets personnels) et enfin la colère (insultes, violences, meurtres qui arriveront tout à la fin). Une spirale infernale qui ne cesse de s’amplifier malgré les supplications de Mother : les Hommes ne peuvent s’empêcher de détruire la Terre qui les accueille.


Lorsque son fils est né, le Poète accepte quelques offrandes, puis le livre sans pitié à la foule, comme Dieu a livré son Fils. Les Hommes l’assassinent, tout comme Jésus fut sacrifié au nom de Dieu. Un des pires tabous est franchi sous forme de cannibalisme (ceci est mon corps, livré pour vous ?). La foule n’en a pas fini et s’apprête à faire subir le même sort à Mother, tout en l’insultant, en la traitant de traînée. Malgré tout cela, la Poète accorde un pardon Divin et inconditionnel, symbolique de son Amour pour eux – mais pas pour elle.


L’Apocalypse ne viendra pas des Hommes, ni de Dieu : elle vient, étrangement, de Mother, cette Nature accueillante qui se retourne contre l’humanité pour la détruire, ici par le feu (avec un briquet arborant ce symbole de fertilité. Source). Il s’agit du dernier livre de la Bible, l’Apocalypse selon Saint-Jean, ou encore Révélation. Suite à cet affrontement final, nous sommes étrangement soulagés. Sans aucun regret, ce dernier ouvrage annonce une nouvelle Terre remplaçant les précédentes, symbolisée par les dernières secondes du film où une nouvelle jeune femme se réveille pour tout recommencer.


Quel étrange objet filmique, dont le but semble être une revanche sur le film précédent : comme si Aronofsky souhaitait nous prouver qu’il était encore capable de recul et de cynisme, qu’il n’était pas ce benêt qui nous sert de la bondieuserie à la pelle. Mission accomplie : Mother! n’est pas exempt de défauts mais incarne toute la noirceur et l’ironie dont le cinéaste est capable.

Filmosaure
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le 18 sept. 2017

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