Il m’arrive de penser à mother ! (sans majuscule et avec point d’exclamation) à peu près trois fois par jour, depuis que je l’ai vu avec un ami. Ce film nous a tour à tour intrigués, légèrement ennuyés, et profondément transportés, choqués, déconcertés lors de ce qui est, très clairement l’une des expériences cinématographiques les plus intenses de ces cinq dernières années.
Aronofsky nous raconte l’histoire d’un couple dont la femme, incarnée avec un jusqu’auboutisme fascinant de la part de Jennifer Lawrence, rénove la maison d’enfance de son mari. Petit à petit, l’incertitude s’installe dans ce foyer lorsque des étrangers viennent mettre à mal un équilibre déjà précaire dans le couple. La femme, à travers laquelle le spectateur découvre l’histoire, sera toujours la spectatrice hagarde, souvent ignorée par les autres personnages, ce qui en fait un avatar du spectateur tout indiqué. Il y a du Kafka dans cette situation, et du kafka chez ce personnage, et cette référence n’est clairement pas galvaudée.
Sans dévoiler les éléments clefs de l’intrigue, il y a, dans les événements de la fin du métrage, autant de matière visuelle géniale qu’il y a de violence. L’expérience de chacun sera différente, au-delà d’une métaphore filée sur laquelle chacun peut trouver les mêmes correspondances et allusions, finalement peu subtiles, c’est l’approche esthétique qui détache ce film de la production actuelle. Aronofsky signe avec lui-même un pacte esthétique très stricte qui ne lui autorise, sur une pellicule 16mm, qu’une grammaire à trois plans : plan serré sur le visage de Jennifer Lawrence plus de la moitié du film, plan subjectif, toujours de Jennifer Lawrence, et parfois, des plans larges avec Jennifer Lawrence à l’intérieur. Pour qu’une telle entreprise réussisse l’investissement de l’actrice principal est primordial, et il fallait qu’elle délivre une performance réellement investie par le sujet. Là-dessus, l’investissement paye et son travail remarquable nous rappelle qu’hors des grosses productions hollywoodiennes dans lesquelles son spectre blasé vient paresser parfois, elle reste l’actrice du premier Hunger Games, de Winter Bones, de Silver Lining Playbooks. Elle a reconnu dans plusieurs interviews que le film allait parfois trop loin, mais c’est précisément dans ces scènes outrageuses que son jeu brille au plus fort de son éclat. Proche d’une héroïne de tragédie grecque telle que l’Iphigénie originale qui tempête, refuse le sacrifice, s’époumone, et s’arracherait la poitrine, il y a, dans le jeu de Lawrence, quelque chose d’outré de résolument métal qui s'exprime dans le dernier tiers du film.
Spoilers.
Et c’est de là que provient ma propre lecture et mon expérience sensible du film. Le réalisateur, dans sa recherche d’une métaphore filée, parle avec outrance de la religion, de l’acte de création, de l’environnement et de la célébrité même, et le fait en jetant à travers la fenêtre de la magnifique maison dans laquelle il filme toute prudence et toute subtilité. Le fait que le réalisateur lui-même se soit lancé dans une tournée d’interprétation de son propre film en dit long sur son désir, assez malheureux, d’explicitation à outrance. Mais c’est cette même outrance qui captive, fascine et qui rend son travail à ce point personnel. Aronofsky, sans s’en rendre compte, a réinventé le film de zombi, et donne à vivre au spectateur des scènes profondes de chaos humain où les corps s’amoncellent à une vitesse et avec une brutalité affolante. Dans ces scènes, Aronofsky ne brise jamais son pacte cinématographique, mais en transcende la qualité esthétique. Et c’est dans ces moments brutaux et géniaux de délire, de soif du corpsm et de communion qu’Aronofsky trouve quelque chose de sincère, et de purement sensuel -pas forcément sexuel- dans le fracas des corps et des murs. Lorsqu’il joue avec ses velléités métaphorique mais délivre le spectateur après une heure et demi de huis-clos, par un accès gratuit de violence de foule, le film s’incarne dans ce que des spectateurs pourraient s’imaginer être la version extrême et sataniste d’un concert métal où les humains, par le jeu de la musique, (ici plutôt des mots du personnage masculin) deviennent des zombis assoiffés de spiritualité, de sens et de chair. Dans les derniers soubresauts de violence, et après une accalmie de bon aloi, Aronofsky redémarre la machine à massacre pour un cycle encore plus violent, mais prévisible, qui achèvera de diviser les spectateurs. Si les visions convoquées à l’extrême fin du film ne seront jamais du goût de tout le monde, on ne peut s’empêcher de rester bouche bée devant un tel déluge littéral et métaphorique, et on ressort de la salle avec l’impression d’avoir assisté à un singulier moment, presque un rituel, où toute conceptualisation pâlit, parce que ce cinéma-là n’est pas un cinéma du religieux, où le mystère de sa fascination se décrit, mais bien du rite et de sa singulière pratique, de la pulsion de violence, et sa fascination.