"Mr. Nobody" est un film digne d'intérêt, bien qu'assez déroutant au premier visionnage et un tantinet ostentatoire dans ses effets.

L'histoire commence dans un cadre futuriste. Elle se focalise sur Nemo Nobody, le « dernier mortel » sur Terre, ce dernier étant très âgé et visiblement affecté par une certaine confusion mentale. Quelqu'un vient l'interroger sur son parcours et c'est ainsi qu'il se met à raconter ses différentes vies passées, paradoxe impossible à lever de prime abord.
Un autre facteur d'incertitude réside dans le fait qu'à la différence du vieillard mourant qu’est devenu Mr. Nobody, l'enfant Nemo, soit son double d’antan, paraît quant à lui capable de précognition, anticipant les événements futurs, puisque mis de côté par les « anges de l'oubli » à sa naissance.

C'est alors que survient ce qu'on peut assurément considérer comme la scène centrale de ce long-métrage, celle où l'enfant, sur le quai de la gare, tandis que ses parents se séparent, doit choisir entre monter à bord du train avec sa mère ou rester avec son père. Le jeune garçon se trouve donc confronté à un choix impossible, un problème insoluble à partir duquel il va entrevoir toutes les possibilités que recouvre sa décision, tous les pans de sa vie qu'il lui faudrait occulter s'il devait se résoudre à trancher...
« Choisir, c'est renoncer », comme le disait André Gide. C'est durant cette séquence chargée d'émotions qu'une réplique énoncée précédemment dans le film prend tout son sens : « On ne peut pas revenir en arrière. C'est pas facile de choisir. Il faut faire le bon choix. Tant qu'on ne choisit pas, tout reste possible ». Chacune des options qui se présentent à nous correspond ainsi aux multiples embranchements d'une arborescence ayant pour nom existence.

À partir de cette étape décisive dans le parcours de Nemo, vont essentiellement se dessiner non pas deux, mais trois axes majeurs retraçant ses vies respectives suivant qu'il soit allé avec sa mère ou qu'il soit demeuré aux côtés de son père.
Le long-métrage ne cesse de jongler entre ces trois vies. Elles sont racontées sur le même plan par le vieillard mourant qu'est devenu Mr. Nobody, ce parfois sans transition et de manière abrupte, ce qui peut faire de l'acte de démêler les nœuds en vue de mieux comprendre l'histoire un exercice assez délicat et déconcertant, en particulier durant la première heure de visionnage, tant qu'on n'a pas incorporé la logique interne du film.

Pour nous aider à mieux nous y retrouver, le long-métrage associe chacune de ces vies à l'un des grands amours du protagoniste, point d'ancrage dans ce tumultueux océan qu'est le fait d'exister dans une perspective sartrienne. Il est par contre dommage que les femmes soient un peu réduites à des personnages fonctions et que chacune des relations ne soit pas traitée avec la même attention, le film valorisant clairement la première romance, celle entre Nemo et Anna, au détriment des deux autres.
La seconde connexion reste néanmoins intéressante grâce à l'actrice Sarah Polley (incarnant Elise), qui nous livre une interprétation très convaincante de ce que peut être la dépression.

Le long-métrage n'est certes pas parfait et, débordant d'idées, tels ses apartés sur la physique quantique, l'effet papillon, le principe d'entropie ou le Big Crunch, à mettre en relation avec le(s) parcours du protagoniste, il tend à partir un peu dans tous les sens. Le film prend des détours que ne laisse pas forcément présager sa bande-annonce, avec par exemple un passage par la science-fiction et la planète Mars, donnant à l'ensemble une allure parfois décousue. Même une fois arrivé à la fin de l’œuvre, on n'est pas pour autant sûr d'avoir tout saisi.

Certaines clés de compréhension nous sont néanmoins transmises, notamment à partir de l'instant où le vieux Nemo lance à son interlocuteur cette assertion : « Je n'existe pas, vous n'existez pas. Nous sommes tous deux issus de l'imagination d'un enfant de dix ans confronté à un choix impossible pour lui ».

Bien que chacun soit libre de se faire sa propre idée du film, il me paraît pour ma part assez clair que "Mr. Nobody" cherche à nous faire ressentir la difficulté de faire un choix, le vertige face à l'étendue des possibilités qui peuvent se présenter à nous lorsque vient l'heure de prendre une décision qui, comme toutes celles qui l'ont précédée, sera en quelque sorte constitutive de notre identité. À contrario, Nemo Nobody n'est personne parce qu'il suspend sa décision et évolue dans l'interstice entre les différents devenirs possibles, échappant aux lois de la physique et du temps. Un joueur d'échecs peut être lors d'une partie confronté à une situation de « zugwang », durant laquelle la meilleure option serait de ne pas jouer. Nemo refuse quant à lui de se plier aux règles du jeu.
Ainsi, la vie n'est pas seulement ce que nous avons été, mais aussi tout ce que nous aurions pu être, dans toutes nos potentialités et déclinaisons. Les propos du sage Faber dans le roman "Fahrenheit 451" de Ray Bradbury quand il parle des livres et de leur valeur inestimable peuvent s'appliquer ici : « Observez-le[s] au travers d'un microscope, vous y trouverez la vie en son infini foisonnement ». Lorsque Nemo Nobody dit qu'il n'a pas peur de mourir, mais « simplement peur de ne pas avoir assez vécu », on peut sans doute y voir l'injonction faite au delà du quatrième mur pour que nous vivions pleinement notre vie, sans remords et sans regrets.

Quelques mots sur la forme. Certaines astuces de réalisation sont bien pensées.
L'interprétation de Jared Leto est excellente et sied parfaitement à son rôle. Mais, malgré le fait qu'il soit le principal acteur à l'affiche et bénéficie du plus grand temps de présence à l'écran, les jeunes interprètes jouant respectivement les rôles de Nemo et Anna à l'âge de 15 ans sont sans doute les plus talentueux. Leur romance émaillée des naïvetés de l'adolescence est particulièrement touchante.
Le « parfum des années mortes » qui imprègne le film, le fantasme de revenir sur ses décisions et l'angoisse existentielle ne sont pas sans rappeler à certains égards "Quartier Lointain" de Jiro Taniguchi, même si l’œuvre de l'auteur japonais reste autrement plus maîtrisée que le long-métrage de Jaco Van Dormael.
La musique se compose quant à elle de mélodies certes plutôt simples, mais très belles et empreintes d'une douceur amère.

Wheatley
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le 26 juin 2023

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