Comme en attestent les mille exégèses qu'il a suscitées et l'influence considérable qu'il exerce depuis le coup de tonnerre de sa sortie, voici peut-être le seul chef-d'œuvre contemporain digne d'un Vertigo ou d'un 2001. À mes yeux, c'est le plus beau film du monde, une œuvre suprêmement envoûtante qui m'a marqué au fer rouge et fait désormais partie de mes gènes : depuis ce jour de novembre 2001 où je l'ai découvert, je sais que jamais plus je ne vivrai expérience aussi forte et intime au cinéma. Chapitre définitif sur Hollywood, la nécropole des rêves brisés, élégie des songes et des désirs des jeunes filles d'Amérique, requiem mélancolique à l'innocence et aux illusions perdues, cette "love story in the city of dreams" touche la nature profonde de l'âme humaine, dans sa grandeur comme dans ses écorchures : c'est un cinéma d'affect pur, qui procure une émotion dévastatrice. Transcrit dans une photographie tactile et moirée, infusé par le score magnifique de Badalamenti, le film saisit avec une ensorcelante poésie la mythologie hollywoodienne, son cortège de mirages, de déceptions et de frustrations infinies, et porte un regard bouleversant sur l'étoffe de nos ardeurs, de nos espoirs et de nos chagrins...
Ambition, culpabilité, désir, solitude, sexualité, identité, mort : le film embrasse tout, sidère par la permissivité infinie de ses niveaux de lecture — de l'allégorie gigogne sur les faux-semblants à la psychanalyse, des jeux avec les archétypes américains à la mise en abyme de la fascination exercée par le cinéma sur les consciences. S'il émerveille, intrigue, inquiète, amuse, excite tour à tour, s'il navigue d'abord dans les eaux moelleuses et euphorisantes du film noir, de la comédie burlesque et du récit d'apprentissage (comment ne pas évoquer le vertige engendré par l'extraordinaire scène d'audition ?), c'est pour mieux épancher ensuite la tristesse désespérée d'un somptueux mélodrame, infiniment romantique, qui laisse le cœur en miettes. La douleur s'y imprime par inversion, et la beauté la plus absolue y naît d'une indicible blessure à l'âme dont la complainte de Rebekah Del Rio pourrait être la déchirante expression.
Lynch ne s'est jamais fait aussi sentimental, aussi romanesque : son film est l'une des plus magnifiques histoires d'amour portées au cinéma, qui trouve en Naomi Watts et Laura Harring, anges fragiles tombés du ciel, des interprètes sublimes, charnelles, frémissantes de sensibilité, de féminité et de sensualité. Mais quand les anges tombent, c’est en chute libre, les ailes en feu… Leur voluptueuse alchimie a fait entrer ce couple séraphique dans mon panthéon personnel : parangons de beauté que la caméra caresse avec une irradiante empathie, les deux actrices, en état de grâce, s'inscrivent parmi les plus émouvantes incarnations du septième art. À travers elles, Mulholland Drive génère un lyrisme sans équivalent : leurs larmes délicates au Silencio (séquence promise à la postérité), la plus belle déclaration d'amour jamais captée sur un écran (ce "I'm in love with you" d'une enivrante suavité qui hante régulièrement mes nuits), le raccourci orphique à travers un sentier perdu de conte...
La traversée des apparences à laquelle invite le film traduit une valse de fantasmes, de souvenirs et de regrets qui creuse toujours davantage, sur le mode de la quête initiatique et cathartique, son sujet profond : la vérité intime des êtres, le rapport à la femme aimée, les temps et manifestations du sentiment amoureux (de l'extrême douceur à la plus cruelle affliction). Que de compassion éperdue, de proximité affective dans ce merveilleux portrait de femme(s) : Mulholland Drive est un chant d'amour, l'ode dévouée d'un cinéaste à son personnage. Couleurs satinées sculptées dans la soie, velours duveteux des images, caméra serpentine, nuits de lumières et soleils californiens, étreintes torrides à l'érotisme capiteux : cette séduction glamourissime esquisse en creux le destin foudroyé d'une héroïne inoubliable. Celui de Diane, l'amoureuse éconduite, délaissée, la victime du miroir aux alouettes, qui expérimente la tragédie de l'abandon et de l'échec et dont la détresse et le chagrin fendent le cœur. Celui de Betty, la craquante et lumineuse ingénue qui découvre l'amour et la réussite, qui sauve, protège et aime sa belle chérie : avec elle à ses côtés, son sourire ensoleillé flotte à jamais sur le ciel étoilé de L.A.
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Le texte ci-dessus est celui que j’avais jusqu’à présent laissé sur ce site. Il résume ma pensée et condense jusqu’à l’os mon opinion. Il doit convenir largement à tout lecteur raisonnable et sain d’esprit, tout individu capable de se satisfaire (à juste titre) d’un avis concis mais complet. Pour tous ceux-là, votre lecture s’arrête ici, il est inutile d’aller plus loin. Vous avez lu l’essentiel.
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Vous êtes toujours là ?
Prêts à continuer, vraiment ?
Alors bon courage. Je précise que j’ai rédigé ce texte il y a plus de dix ans, et que je le publie ici tel quel, quasiment sans le relire. Je vous préviens : ce sera très long, très redondant, très indigeste, outrageusement exalté et intégralement subjectif (la première personne du singulier est de mise), avec tout ce que cela implique. Ce ne sera pas une critique, mais une succession d’impressions personnelles couchées par écrit. Cela ne prétendra aucunement à l’analyse formelle ou thématique, à nulle rigueur structurelle. Ce texte ne cherche pas autre chose que restituer (une partie de) mon ressenti. Je me contente simplement d’y décrire, de façon littérale et linéaire, la nature des personnages et les flots d’émotion(s) que me procurent leurs parcours : Lynch poétise l’expérience humaine à travers l’histoire bouleversante d’une jeune femme à la poursuite de l’amour et de ses rêves. Hors de question que je souscrive par exemple au jeu de l’élucidation (l’aspect "puzzle à reconstituer") ou à la dimension "petit abrégé de psychanalyse" dans lesquels Mulholland Drive est trop fréquemment enfermé (souvent par ses défenseurs, d’ailleurs). Ces orientations me semblent passer totalement à côté de l’essentiel. L’ampleur, la luxuriance, la complexité de l’œuvre, les approches et lectures infinies qu’elle supporte, l’importance capitale des formes qu’elle invente, les nouveaux champs de narration et de perception qu’elle défriche tout comme la richesse inépuisable de son propos... : tout cela, je le laisse à d’autres plus doués que moi. Car je choisis ici de me focaliser sur ce qui demeure à mes yeux ses lignes cardinales :
Histoire d’amour.
Portrait de femme.
Récit d’apprentissage.
Un souvenir, tout d’abord. J’ai vu Mulholland Drive un certain nombre de fois sur grand écran. Je me rappelle notamment d’une séance datant d'une douzaine d’années. Lorsque les lumières se rallument après le générique final, c’est toujours un silence de plomb qui prévaut, comme si l’invitation de la dame fictionnelle au balcon était religieusement respectée par le public réel de la salle. Silence de perplexité sans doute, d’immersion suspendue probablement, de fascination prolongée certainement. Une jeune spectatrice (20-25 ans, pas plus) était assise deux rangs derrière moi. Elle était en sanglots, les larmes lui coulaient abondamment le long des joues, et ses amies tentaient, mi-amusées mi-désolées, de la réconforter. J’ignore si elle découvrait le film pour la première fois, mais je me suis immédiatement dit qu’elle faisait partie de celles et ceux qui l’avaient profondément compris. Elle était ma sœur, une sœur de Betty et Rita pleurant en écoutant le chant de Rebekah Del Rio.
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These are the girls, ces deux actrices enivrantes, charnelles, somptueuses, fleurs blonde et brune illustrant les arcanes de la féminité et ayant donné vie à un quatuor d’héroïnes merveilleuses. Elles sont devenues depuis longtemps, pour beaucoup de fans du film, comme des amies proches qu’on a l’impression de connaître intimement. Mulholland Drive est l’un des plus beaux portraits de femme de l’histoire du cinéma. En cela, il est avant tout un chant d’amour à ses deux protagonistes, Betty/Diane et Rita/Camilla, une œuvre qui leur est entièrement dévouée, comme Elephant Man était dévoué à John Merrick, Twin Peaks : Fire walk with me à Laura Palmer et Une Histoire vraie à Alvin Straight. L’étape que représente Une Histoire vraie est d’ailleurs cruciale : dans la droite lignée de ce magnifique road-movie, Mulholland Drive opère un mouvement d’ouverture et trouve une respiration nouvelle (goût prononcé du romanesque, sensibilité résolument plus humaine, universelle, sentimentale, voire fleur bleue). Il déplace ainsi les percées décisives opérées par Lost Highway et la personnalité singulière de son auteur sur un terrain éminemment classique, identifiable par tous : c’est sans doute ce qui lui a permis de conquérir un public bien plus large que celui habituellement acquis au réalisateur. Le film suivant, Inland Empire, a opéré un mouvement exactement inverse : celui d’un repli asphyxié, d’une fermeture radicale sur l’univers du cinéaste, claquant la porte au nez de tous ceux qui avaient été séduits par son histoire d’amour dans la cité des rêves.
Mulholland Drive, c’est aussi une ode à l’entité féminine, la captation des émotions et des affects sur les visages des héroïnes, et une approche extrêmement sensuelle, respectueuse et romantique de la figure de la femme, aussi bien dans la forme (voir comment le moiré de la photographie, la texture charnelle des gros plans magnifient à chaque instant le grain de leur peau) que dans le propos (dotée d’une présence sentimentale très forte, elle est appréhendée comme un être de sensibilité et d’humanité pures). Le charme et la séduction des héroïnes, plus que dans tout autre film, sont pour moi intimement liés à l’affection que j’éprouve pour elles. En d’autres termes, si je les trouve belles à pleurer, c’est non seulement pour leur plastique, mais aussi et surtout pour l’émotion qu’elles me procurent. Le film entier tourne autour de l’inoubliable Betty/Diane, "notre muse, notre cicérone, notre sœur" (dixit les Inrocks) : une héroïne trônant tout en haut de mon panthéon personnel. Personnellement, jamais peut-être je ne me suis autant attaché et identifié à un personnage dans un film, rarement en ai-je côtoyé d’aussi riches et magnifiquement humains. C’est avec une grande subtilité que Naomi Watts négocie les nuances de ce rôle particulièrement complexe. Elle y éprouve toutes les émotions humaines, en une vertigineuse prestation multidimensionnelle : tour à tour innocente, intriguée, troublante, friable, torturée, moite, humiliée, torride, désespérée…
Betty est un personnage dont je suis grave amoureux — pas seulement parce que je la trouve hyper craquante (douceur exquise de la voix, délicieuse fraîcheur des attitudes, mélange irrésistible d’ingénuité et de sensualité... : tout chez cette fille est affriolant). Beaucoup de spectateurs ne voient en elle qu’une midinette nunuche, une cruche un peu bébête. Quelle méprise ! La candeur n'a rien à voir avec la bêtise. Betty est simple, mais elle est intelligente, intrépide, vive d’esprit (voir comment elle investit du tac ou tac son rôle de détective). Lynch, le cinéaste le moins cynique qui soit, croit en la valeur de cette héroïne, il l’aime profondément. Son regard sur elle est dénué de toute ironie, mais au contraire empli d’une foi et d’une affection profondes pour les inclinations les plus pures et positives de l’être humain qu’elle cristallise. Je suis émerveillé par son épaisseur affective, ses mille facettes, ses mille échos romanesques, synthétisant tout un bagage fictionnel d’héroïnes antérieures, toute une mémoire du cinéma en un seul mouvement. À chaque nouvelle vision du film, je me dis que son beau visage fragile et hyper-expressif, aux traits si doux et à la carnation si délicate, est l’un des plus précieux cadeaux que le cinéma nous ait offert. Exaltée, émerveillée, des étoiles plein les yeux, elle éclate de luminosité, elle rayonne : son sourire ensoleillé semble même capable d’enchanter le monde. De Jean Harlow à Gena Rowlands, de Marilyn Monroe à Tippi Hedren, les cheveux d’or ont fait la gloire et la légende du cinéma américain. Mais il faudrait composer des épîtres entiers pour honorer la merveilleuse poétique de la blondeur que Lynch invente autour ici de son actrice. Il y a dans les sortilèges de la lumière, dans le rayonnement permanent de cette chevelure (le soleil de Sierra Bonita la fait littéralement scintiller), quelque chose de sorcellaire. En conférant à ce personnage une sensibilité, une tangibilité et une humanité miraculeuses, Naomi Watts accomplit une performance d’actrice à graver dans le marbre.
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Adorable, extrêmement douce, radieuse, vulnérable, attendrissante, immensément attachante (les mots me manquent), Betty est à la fois Nancy Drew, l’Alice de Lewis Carrol, la Grace Kelly hitchcockienne ; elle est tour à tour la petite fille, l’enquêtrice, l’amante ardente ; elle passe par tous les états (de l’émerveillement au trouble, de l’angoisse enfantine à l’excitation...). Héroïne fondamentalement active et entreprenante, moteur narratif de la fiction qui, formalisant le désir du spectateur, cherche à plonger dans l’intrigue, à la déchiffrer, à s’y perdre, elle émeut profondément parce qu’elle ose, prend des risques, ne calcule rien. L’innocence (ou la virginité) qui la caractérise au début de son parcours la met en état d’éblouissement, de disponibilité, de curiosité maximale : elle vit chaque seconde de façon ultrasensible et reflète une affectivité à fleur de peau. Côté Marlowe-Bogart, Betty l’aventureuse rejoue les plus grands classiques de l’âge d’or du film noir angeleno, cogite avec délectation sur le canapé, téléphone à la police en décochant un clin d’œil gourmand ("just like in the movies !"), mène l’enquête en taxi et va fureter dans les pavillons. Côté Scottie-Stewart, Betty l’enamourée se livre corps et âme à la belle inconnue qu’elle héberge, et lui offre son cœur lors d’une déclaration d’amour bouleversante d’abandon et de mise à nu. Image magnifique (et a posteriori poignante) que celle de ses yeux ébahis à l’aéroport, face au panneau "Welcome to L.A." : c’est toute l’innocence prise dans les filets du miroir aux alouettes qui est ainsi flashée. Son arrivée à Hayvenhurst, aussitôt après, tient du conte de fées : valises en main, elle pénètre dans la cour nourrie de lierre en un ballet de travellings flottants, que baignent les nappes twinpeaksiennes de Badalamenti, puis circule comme dans une galerie d’art contemporain parmi l’ameublement, les tableaux, les objets d’un goût exquis garnissant le somptueux appartement de sa tante. Plus tard, je ressens pour elle comme un coup de foudre lorsque je la vois se rendre à son audition, le cœur tout gonflé d’excitation, dans une scène qui pourrait sortir d’un mélodrame de Douglas Sirk. Fierté intégrale lorsque je l’ai vu réussir son casting : sa conclusion candide ("Well, there it was") fait chavirer. Tandis qu’elle essuie ses larmes, on la sent osciller entre la joie libératrice d’avoir été jusqu’au bout d’elle-même et une certaine honte de s’être ainsi abandonnée. À la fin de sa prestation et l’espace d’une seconde, elle semble flotter de façon vaguement inquiétante entre deux identités (posture inerte, yeux dans le vague), avant de retrouver son attitude pétillante. En effet, elle a manqué de "se perdre", donnant à ressentir la secousse interne de toute actrice qui fouille aux tréfonds d’elle-même et joue avec le feu.
Cette fablueuse séquence d'audition est aussi vertigineuse dans ce qu'elle formule (sur la nature du métier d’actrice, ses gouffres, l'ambigüité de la représentation...) qu'intense dans son érotisme : après l’avoir répété sur le mode de la colère et en s’en moquant avec Rita, Betty fait du même texte l’écrin d’un récital doux et frêle, voluptueux et tragique, susurré, entre deux baisers humides, au coin d’une oreille. Elle est également représentative du féminisme sous-jacent qui parcourt le film entier. Woody Katz est un séducteur phallocrate certain de faire tomber en pâmoison l’actrice en herbe. Betty, déjà surprise par les indications sibyllines du réalisateur Bob Brooker, est un peu irritée par l’aplomb "collé-serré" de son partenaire libidineux. Alors celui-ci se fera mener par le bout du nez : transformée en vamp ravageuse, Betty le liquéfie, le retourne comme une crêpe, répond aux fantasmes de ceux qui la regardent et prend tout le monde de cours (l'assemblée, le spectateur). En prenant les commandes et en renvoyant les hommes à leur propre piège, la femme s’oppose au machisme hollywoodien. Juste après, Betty tape dans l’œil d’Adam, sur le plateau du tournage. Elle pourrait le séduire tout de suite, et être engagée sur le champ dans le film. Or, elle lance comme un regard de défi au jeune réalisateur, tourne les talons et, telle Cendrillon fuyant avant les douze coups de minuit, le laisse là, quasiment frustré, pour rejoindre celle qu’elle aime vraiment : une femme, Rita. Autrement dit, elle délaisse ses opportunités de carrière (mais aucune importance : elle vient de prouver son éclatant talent) au profit de sa fidélité amoureuse. C’est presque limpide : la femme ne sacrifie pas son intégrité, comme vient de le faire Adam, à la corruption hollywoodienne. Ultime pied-de-nez : l’objet de ses désirs est une autre femme. Mulholland Drive est ainsi, à sa manière poétique et souterraine, un film où l’amour au féminin écrase la corruption hollywoodienne, où la figure de la femme est sublimée, où la force des sentiments qui animent le couple d’héroïnes (dans la pureté comme dans la violence) stigmatise une industrie qui broie et détruit les jeunes filles qui s’y aventurent. Le motif saphique qui sous-tend le film renforce cette lecture. La relation homosexuelle unissant Betty/Diane et Rita/Camilla n’est pas qu’un enjeu sentimental et esthétique, elle possède aussi une charge "politique".
Peindre l’amour comme catalyseur de tous les états, capable de changer la configuration du monde et d’en exacerber la sensorialité, d’en mêler les forces contraires : la sensualité et l’angoisse, le glamour et l’affliction, le désir et le désespoir, l’euphorie et l’horreur, l’extase et la syncope. C’est à cela que s’attache Mulholland Drive. La complicité née lors du tournage entre les comédiennes est indissociable de la relation profondément incarnée qui est au centre de l’histoire. Car c’est par ses personnages que le film figure et atteint quelque chose d’intraduisible dans son évidence et sa beauté : l’efflorescence de l’amour et du désir, l’éclosion du sentiment amoureux. Le couple séraphique formé par Naomi Watts et Laura Harring compte parmi les plus beaux du cinéma, fait éclater son osmose et sa complémentarité à chaque image. L’alchimie irradiante entre les deux actrices embrase l’écran, se traduit par des regards, des gestes, des sourires en constant état de grâce. Leurs rapports sont marqués de la plus extrême douceur : en un ballet presque subliminal de signes et d’épiphénomènes, elles font ressentir de façon tangible, physique, palpable, leur attraction mutuelle. Betty ne cesse de toucher Rita, de l’effleurer, de la caresser pour la rassurer, elle la couve de sa bienveillance et de son affection, lui prend la main à la moindre inquiétude, la moindre excitation. On assiste à un miracle, celui de l’éveil à l’amour, qui transfigure les héroïnes et le monde qui les entoure. Ainsi des visualisations plastiques opérées par la mise en scène : la lumière ouatée, le cadre flottant, comme enivré par la découverte du sentiment, les murs tapissés de mauve et de pourpre dans le nid d’amour rassurant et protecteur qu’est l’appartement-cocon où fleurit leur relation. Mais plus encore : le grain tactile de leur peau durant les innombrables gros plans charnels. Les étoiles scintillantes incrustées dans le cardigan rose de Betty. La robe de chambre noire de Rita, son chemisier blanc. Le collier de perles, le bracelet et la montre de Betty. Le rouge à lèvre de Rita. Les ongles vernis roses nacré de Betty, ceux grenat de Rita. Jusqu’à leurs petits doigts qui papillonnent sur des annuaires ou des plans de la ville, ces deux filles gracieuses sont des anges, frémissantes de féminité, de sensualité et de délicatesse, vibrantes d’affects, de sentiments et d’émotions.
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Qu’on se le dise : ce film nous drague, nous caresse, nous berce, il nous fait l’amour. Toutes ces images, ces lumières, ces couleurs opalescentes, saturées, veloutées, toute cette suavité ensorcelante, ce glamour absolu, tout ce jeu de l’oie et de devinettes au cœur d’Hollywood et de sa magie d’usine à rêves, toutes ces senteurs de bain moussant, moelleux, grisant au dernier degré, atteignant son paroxysme lors des déambulations ravies de Betty dans les studios, ne sont au fond qu’une autre variation, une autre formalisation du propos : faire ressentir l’extase de la cristallisation amoureuse à travers la puissance d’attraction éternelle de la ville. En l’espace d’un petit quart d’heure, ce sont tous les vestiges, toute la mémoire d’Hollywood qui défile devant les yeux écarquillés de Betty, et les nôtres. Avec d’autant plus de prégnance que la jeune femme est couvée et bordée d’attention par ceux qu’elle rencontre : d’abord Woody Katz et ses associés, puis Lynney James, qui en fait comme sa protégée. Réunion de power people, castings, essais-caméra, playbacks sur une chanson sucrée de Connie Stevens noyée de couleurs chatoyantes, jusqu’à ce merveilleux travelling avant qui isole Betty dans un halo lumineux tandis qu’elle pénètre sur le plateau - pur instant de lyrisme enchanté. La féérie est telle qu’elle magnifie la moindre rencontre et stimule le coup de foudre : ainsi les échanges de regards troublés entre Betty et Adam, sur l’air de Sixteen Reasons, laissent soudain entrevoir la possibilité d’une idylle. Le ravissement, l’effervescence, l’envoûtement : c’est tout cela qui s’épanche à l'écran. Los Angeles est un lieu mythique, peuplé de fantômes et de souvenirs cinéphiliques (Coco, peut-être une ancienne gloire de l’écran retirée ou oubliée, en est une autre illustration), et cette scène en saisit la puissance d’évocation romanesque de façon indélébile.
De la même manière, la visite rendue par Betty et Rita au complexe résidentiel de Diane atteint des sommets de beauté formelle et de connivence cinéphile. Baignées et magnifiées par les rayons du soleil, dans un décor de végétation luxuriante qui tient à la fois du conte et de l’hommage à une scène fameuse de Vertigo, les héroïnes vivent à plein leurs rôles de détectives, entre excitation et angoisse enfantine. Le corps souple et vibrant de Naomi Watts y atteint le faîte de son considérable pouvoir de séduction, revêtant le même tailleur cintré que celui porté par Kim Novak-Madeleine. Le cinéma et ses jeux de miroirs, l’amour et le danger, l’émerveillement et le trouble : tous liés l’un à l’autre, encore une fois. Tandis que la clé du mystère approche, Betty prend la main de la belle Rita, saisit inconsciemment son bras pour la serrer contre elle : là encore, plaisir de l’enquête et euphorie de l’aventure sont indissociables de la naissance du sentiment. Plus généralement, c’est la patine, la texture, les sortilèges du grand cinéma hollywoodien que Mulholland Drive ressuscite et auxquels il rend un hommage passionné, tout en en soulignant la nature chimérique. Film noir, comédie musicale, sitcom, western, épouvante (grande scène du cauchemar au Winkies), réminiscences des classiques d’Hitchcock, Wilder, Sirk, Minnelli… Le réinvestissement transversal des genres permet aussi à Lynch de jouer de la satire amusée pour égratigner de façon succulente la faune hollywoodienne — voir le pastiche de soap californien à la Santa Barbara qui voit un Adam cocufié trouver sa femme au pieu avec le nettoyeur de piscines, ou encore l’hilarante séquence tarantinesque du massacre involontairement perpétré par le tueur. Si le film transmet cette jubilation et cette fascination, c’est parce qu’il formalise l’inconscient cinéphilique de la rêveuse, qui n’est autre que celui de tout spectateur. Lynch ausculte le rêve hollywoodien, comme personne avant lui, mais sa démarche n’est en aucune sorte celle d’un procureur condamnant cette imprégnation culturelle : on le sent lui-même profondément épris du cinéma et de sa mythologie, attaché à en louer la magie, mais d’une constante lucidité quant à l’emprise qu’ils exercent sur les consciences.
Cette (longue) digression pour en revenir à Betty, qui, encore une fois, en est le moteur le plus incarné : la voir tomber amoureuse de Rita dispense une profonde émotion. Il n’y a rien de plus touchant au cinéma que de voir un personnage que l’on aime découvrir, avec la candeur des premières fois, le sentiment amoureux. D’un bout à l’autre, Betty revêt le visage de l’Amour. Le film atteint des trésors de sensibilité et de délicatesse dans l’expression de cet état affectif : ce sont les regards emplis d’émerveillement, de bienveillance et de compassion que Betty ne cesse de poser sur Rita, c’est sa main qu’elle prend à de multiples reprises pour la rassurer ou la réconforter, c’est la robe de chambre avec laquelle Betty couvre tendrement son corps endormi ou la douce attention avec laquelle elle touche son front pour s'assurer qu'elle va bien... Dans son livre sur le film, le critique Hervé Aubron soulignait à quel point la réplique a priori anodine de Betty à Rita ("Don’t drink all the coke !") reflète à merveille l’innocence de cette conjugalité en devenir : elles sont déjà amoureuses l’une de l’autre, mais n’en ont pas encore conscience. Jean-Marc Lalanne, dans un article des Cahiers (nov. 2001), avait quant à lui cette belle formule : "Betty recueille Rita, la caresse du regard puis de tout son corps. Elle l'aime à chaque étape. Elle l'aime parce que littéralement elle ne la voit jamais à l'identique. Elle lui susurre : "Tu ressembles à une autre", déclaration qui vaut comme définition de l'amour même." L’amnésie de Rita est elle aussi un superbe enjeu sentimental : la brune inconnue se forge une identité dans le regard de Betty, son ange gardien, et en retour éprouve de l’affection pour sa petite bienfaitrice, dont la sollicitude la sort de la détresse et du désarroi. C’est précisément sur ces notions que fleurit l’idylle Betty-Rita. Chacune des jeunes femmes trouve en l’autre un point d’ancrage, des motivations affectives fondamentales d'équilibre et de reconnaissance : inclination à l’attachement, confiance réciproque, préservation aux yeux des autres. "She’s very nice", affirme Betty à une Coco soupçonneuse. "Is everything all right ? Is it bad for you that I’m here ?" s’enquiert Rita après la visite de la concierge. Toujours elles s’assurent de leur bien-être respectif et se portent un regard prévenant, sincère, généreux : Betty et Rita se protègent mutuellement, s’épanouissent au contact l’une de l’autre. C’est la nature même de l’amour, et le film la capte avec autant d’expressivité lyrique que de douceur épanouie.
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C’est de là que naît aussi l’extraordinaire incarnation charnelle du film et de l’héroïne. Betty se féminise, se sexualise au fil de son investissement passionnel. L’émoi qu’elle éprouve face à Rita la rend voluptueuse, extrêmement désirable, sans qu’elle ne perde une once de sa fraîcheur et de son innocence — mélange ravageur. Récit d’apprentissage, là encore : telle un ange faisant l'expérience heureuse et épanouie de la sexualité, Betty est le charme fait femme, la sexyness incarnée. Le souffle régulièrement court de son phrasé gorgé d’exaltation ; le timbre clair et enivrant de sa voix conférant à nombre de ses répliques ("She can tell you who you are…", " What is it, what do you see ?"…) une douceur exquise et caressante ; la taille un peu serrée de son pull rose dévoilant tantôt une zébrure de son ventre, juste sous le nombril, tantôt l’échancrure du bas de son dos… Autant de détails délectables, qui soulignent son éclatante sensualité. De ce point de vue, le geyser d’érotisme qu’elle fait jaillir lors de son audition peut être lu comme une première manifestation de ce qui croît et bout en elle depuis sa rencontre avec son amie. Tandis que le récit progresse, la tension érotique entre les héroïnes s’attise, d’autant plus belle et cohérente qu’elle coïncide avec l’attente aigüe du spectateur. Comme le souligne la chronique de Critikat, "Lynch représente l’indicible : les gestes, les sourires, les regards de Betty et Rita nous apprennent leur amour réciproque bien avant qu’elles ne couchent ensemble." Le build up est admirable et amène the hottest scene ever sur un plateau en or massif, telle une éruption volcanique. Rita retire la serviette de bain qui la couvre, se glisse sous les draps aux côtés d’une Betty très émoustillée par sa nudité, même si elle semble un instant – ultime déni ou gêne résiduelle – l’éviter du regard. Le désir physique qui transparaît alors entre les héroïnes se double à l’image d’un désir littéralement charnel de picturalité : les expressions et la beauté surréelle des actrices sont magnifiées, leurs courbes pudiquement dévoilées à la faveur d’un superbe clair-obscur, leurs chevelures blonde et brune comme irisées par la pénombre ; quant au merveilleux Love Theme de Badalamenti, il parachève la séquence. C’est par l’aimantation des corps, l'harmonie fusionnelle de leur rencontre et la volupté épidermique dont elle est irriguée que la scène traduit l’extase des amoureuses. Naomi Watts et Laura Harring se lovent dans une étreinte enfiévrée, s’enivrent de baisers brûlants, de murmures câlins, du feu qui les anime — elles incendient la pellicule. En quelques secondes, leur conviction et leur abandon insufflent à l’écran une passion enflammée. Betty semble elle-même surprise par son impétueuse flambée saphique ("Have you done this before ?") : la scène exalte l’émerveillement fiévreux de la première fois et la découverte fébrile du corps aimé. "I want to with you" susurre-t-elle, haletante, en palpant le sein nu de Rita : son trouble à fleur de peau constitue l’une des plus ardentes expressions du désir que le cinéma ait offert. Douceur infinie des caresses qu’elles se prodiguent, sensualité chaude et moite de leurs ébats : l'amour pur entre les deux jeunes femmes, leur communion intime tandis qu'elles s'offrent l'une à l'autre, se concrétisent dans une félicité, un lyrisme sans égal. Voir avec quelle tendresse Rita recoiffe une mèche de Betty, voir comment celle-ci s’abandonne à sa déclaration, en un feulement éperdu, à faire fondre le cœur le plus endurci : "I’m in love with you."
Si cette scène est si belle et en même temps si déchirante, à l’unisson de l’adagio grave et élégiaque de Badalamenti, c’est évidemment parce qu’elle épouse le ressac d’un souvenir sublimé. La sentimentalité pure de la déclaration de Betty est à replacer dans la logique tragique de ce qui la motive — le désarroi affectif de Diane, l’amour inassouvi qu’elle a tant besoin de manifester à l’égard de sa Rita/Camilla... Comme le soulignait L. Guichard dans la critique de Télérama, "ces mots galvaudés entre tous, "I’m in love with you", semblent prononcés pour la première fois sur un écran. Une déflagration sublime. Peut-être la clé romantique de tous les mystères du film." Si Rita ne répond pas à l'aveu de Betty, ce n'est pas parce qu'elle ne l'aime pas, mais parce que ce qui se joue ici est de l'ordre du désespoir : celui de Diane, qui souffre de ne pas être aimée par Camilla, dont elle est éperdument éprise. C’est ici que la construction du film prend tout son sens. Il s’agit d’abord de ressentir à quel point Diane (Betty) aime Camilla (Rita) pour comprendre ensuite, de la façon la plus intime qui soit, la nature de sa peine. Le fait d’éprouver dans un premier temps l’amour intense de Betty pour Rita démultiplie l’impact émotionnel du chagrin qui est rétrospectivement mis à nu. La détresse et la vulnérabilité de Rita ne sont absolument pas des outils de domination, d’humiliation ou de dévalorisation perverses (contre-sens très courant), mais au contraire le moyen de formaliser ce que la rêveuse cherche désespérément à traduire : "Je vais te sauver, te recueillir, te faire oublier ton désarroi. Épanche ta détresse sur moi, laisse-moi te couvrir de tendresse et d’affection. Je suis là pour toi, pour te protéger, parce que tu es tout pour moi." Dans l’un de ses papiers, S. Delorme expliquait que "le lyrisme saphique y révèle la hantise romantique de perdre l'objet de son amour." Ce principe d’élucidation à rebours, qui procède d’une logique de dévoilement par inversion, est l’un des grands secrets de Mulholland Drive.
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Actrices de rêve, peaux de satin, séquences chaloupées, beauté voluptueuse des corps, douceur féminine des enlacements, regards, baisers et étreintes à s’évanouir — le film est un carrousel de sortilèges sensuels. La caméra serpentine, en état de sidération amoureuse pour les deux comédiennes, les couvre d’effleurements onctueux et de tendres caresses. À mes yeux, Lynch fait s’épanouir une certaine forme d’hédonisme : il cherche à faire plaisir au spectateur, et ce plaisir tient en partie à la formalisation inédite d’un très vieux rêve cinéphile. Le jeu de miroirs blonde/brune, ingénue/femme fatale s’articulant autour du pivot masculin, ici absent, qui a été la marque du cinéma hollywoodien classique, atteint un stade nouveau : désormais, la blonde et la brune s’aiment ardemment. De cette rencontre sentimentale et physique nait une émotion très intense et particulière, nourrie d’une extrême suavité que Lynch revendique presque crânement. Le programme est imparable : prendre deux actrices affolantes de sex-appeal et jouer ostensiblement du fantasme (féminin, cinéphile, universel) qu’elles suscitent en les faisant amantes sensuelles, capiteuses, et en portant leur passion à incandescence. Dans son côté lipstick lesbian, et sur ce point précis, Mulholland Drive trahit clairement le regard sinon masculin, du moins hétéro de son auteur : Lynch est séduit par ses actrices, et s’il les filme en parangons des amours et fantasmes saphiques, dans ce qu’ils ont de plus grisant, c’est parce qu’il esthétise leur féminité. Le film enrichit ainsi d'un chapitre nouveau les noces ancestrales du sexe et du cinéma : au moment précis où elles s’embrassent et se caressent, c’est toute une antériorité mémorielle du septième art qui est convoquée et englobée, comme si Grace Kelly et Ava Gardner se retrouvaient dans le même lit, comme si toutes les actrices ayant habité le cinéma américain se cristallisaient et s'étreignaient dans une attirance et une fascination mutuelles. On se dit alors que la puissance d’attraction glamour de la féminité hollywoodienne atteint, ici et maintenant, son point d’achèvement ultime.
Parce qu'ils formulent cette idée mieux que je ne le saurais le faire, je me permets d'insérer ici les extraits originaux de deux critiques américaines.
La première émane de FilmComment : "Lynch clearly understands the immense power of women's bodies, and in Mulholland Drive he finally channels that energy in a respectful way — without sacrificing any of the sensuality he relishes. (…) On initial viewing, the love between Diane and Camilla unfolds in a sequence unique in its intensity, tenderness and sincerity — both for Lynch and American movies in general. Usually nude love scenes are cringe-inducing, plagued by a combination of hackneyed direction, cynical exploitation, and the sacrifice of storytelling momentum to ticket-selling titillation. In this instance, however, the moment is electric. The combination of Lynch's sensitive direction (he shows enough to be erotic, but stops short of voyeurism), cinematographer Peter Deming's gorgeous half-light, and the breathless, bona fide heat of Watts and Harring, conjures lightning in a bottle — it's a scene of compelling sexuality."
La seconde est signée par la fameuse critique Stephanie Zacharek : "Mulholland Drive is the most womanly of David Lynch's movies. (…) It's wily and sophisticated, stylized like an art deco nude, and suffused with so much feline glamour and beauty and naked eroticism that its chief aim seems not to be to dazzle us with its typically Lynchian plot twists, but to seduce us into its sway and keep us there. This is a movie with hips." Et sur la scène de lit : "Its oneiric, charged eroticism is so potent it blankets the whole movie, coloring every scene that came before and every one that follows. The actresses, semi-nude but emotionally completely exposed, play the scene in a way that's both natural and thrillingly theatrical. Its beauty is only intensified by its heat. For the space of that scene, Hollywood - Lynch's Hollywood - is the sexiest place in the world, a place where tawdry free-floating secrets take possession of lovers' bodies at random, turning them into exquisite, hungry voluptuaries."
Après s’être endormies dans les bras l’une de l’autre, et dans l’apaisement de l’amour consommé (plan magnifique de leurs mains jointes), Betty et Rita répondent à un appel impérieux, empruntent un taxi et traversent la ville pour rejoindre un music-hall hors du temps, perdu au milieu de nulle part. En quelques instants, Lynch fait défiler un chapelet d’images suprêmement envoûtantes, soulignées par les basses de Badalamenti : plans floutés d’une L.A. fantomatique, travellings spectraux, texture onirique de la nuit, visages inquiets de ses deux anges vêtus de noir et d’écarlate (la garde-robe du film est somptueuse). Rideau rouge, éclairs stroboscopiques : Lynch joue cartes sur table, démonte les artifices et les images-icônes de son cinéma. Dans ce théâtre embué d’illusions et de miroitements bleutés, le magicien martèle sa mise en garde : "Tout n'est qu'un enregistrement". Betty, Rita et le spectateur l'assimilent, la leçon est entendue. Rien n’y fera : lorsque la diva s’avance et chante sa peine et son chagrin, la conscience de l’artifice s’incline devant la toute puissance du ressenti. Alors la scène rejoint sa jumelle : celle de Twin Peaks : Fire walk with me où Laura Palmer s’effondre au Bang Bang Bar en écoutant la voix de Julee Cruise. "Llorando por to amor" : l'amour perdu déploré par la complainte de Rebekah Del Rio cimente et motive le film entier : il est sa source, sa raison d'être. Alternant avec les gros plans sur la chanteuse, la caméra caresse les si beaux visages en pleurs de Betty et Rita. Cadrage miraculeux, blue velvet de la photographie, douceur du montage : jusqu'à la barrette sertissant les cheveux de l'une et la perruque couvrant ceux de l'autre, ces images des héroïnes fusionnant dans une émotion commune sont des tableaux de maître, fulgurants de beauté.
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Le chant semble provenir d’un ailleurs absolu, et fait éclater une révélation d’ordre presque métaphysique : se jouent ici l’indicibilité des sentiments, la conscience de vivre les derniers moments d’un bonheur accompli dans un espace-temps disparu. Betty et Rita s'étreignent un ultime instant, pleurent sans le savoir leur propre tragédie, tandis que leur idylle keatsienne s’apprête à se déchirer sous le poids de la douleur et du souvenir ravivés. Betty-Diane atteint alors l’acmé de sa trajectoire, et la vérité profonde de ses affects et de ses émotions. Du réveil des héroïnes dans la nuit jusqu’à l’ouverture de la boîte bleue, le film est comme aspiré dans un vortex paradoxal, qui s’équilibre entre tension latente et calme absolu. C’est Betty qui regarde attentivement le visage de Rita dans le taxi, c’est le mélange de gravité et de quiétude avec lequel sont filmées leurs larmes au théâtre, c’est le silence inhabituel qui accompagne le retour des filles chez elles — Silencio. Quelle que soit la manière dont on l’envisage (réveil, transmutation, réincarnation), le passage d’une dimension à l’autre s’effectue dans un ralentissement soudain du monde et des choses, comme s’il figurait le degré le plus secret de l’introspection. Parce que Mulholland Drive, miroir de l’âme humaine, est un récit d’apprentissage initiatique, et qu’il s’effectue en deux mouvements symétriques. Le premier, opéré par Betty, est la découverte de l’amour, de la réussite, du métier du cinéma, des sortilèges envoûtants d’Hollywood. Autant de fils qui convergent et formalisent le grand principe de l’œuvre : cet apprentissage est celui de la vérité intime d’un être et de son histoire, métaphorisés au Silencio et explicités lors de la seconde partie. Le film raconte le parcours d’une jeune femme en quête d’elle-même.
Car voici venir Diane, sa détresse, son dépit, son chagrin qui transpercent le cœur. Voici venir son réveil charbonneux tandis que, reprenant conscience de la réalité, elle porte les mains à son visage. "Je croyais que le sommeil suffirait..." La réplique éplorée de Rita est évidemment à replacer dans la bouche de Diane, celle qui la rêve, celle qui est désespérément perdue, et qui se rend compte à son réveil que rien n'a changé. L’histoire euphorique qu'elle vient de vivre part en fumée : ne reste du bonheur que le souvenir d’un songe lumineux, vécu dans un ciel trop bleu et trop pur. C’est de cette simultanéité des configurations, de cette brutale permutation, que naît le séisme émotionnel provoqué par son personnage. Si Diane émeut tant, c’est bien sûr parce que le souvenir de Betty vit en elle, et parce qu’avant de connaître les abîmes de la dépression, elle a été la rieuse héroïne que l’on a accompagné depuis le début du film. Ce qui la motive dans la première partie (son rapport tendre et bienveillant à Rita/Camilla) ne fait qu’exalter son amour, sa pureté et son innocence perdus. Diane EST Betty, mais vit dans une autre virtualité, héroïne malgré elle d’un destin bien plus douloureux. Arrivée avec le même sourire radieux, la même candeur émerveillée que la petite blonde ingénue que l’on a vu débarquer à l'aéroport, désormais elle crève de chagrin et de remords. Betty entamait une aventure où tout lui réussissait ; Diane expérimente quant à elle l’autre face de l’existence — la voici arrivée au terme de toutes les déconvenues, de toutes les désillusions. Hollywood, cette monstrueuse usine à rêves, broie les âmes pures des jeunes filles en fleur, toutes ces innocentes Betty auxquelles le film semble dédié. Il faut se souvenir aussi de la victime du Dahlia Noir d'Ellroy, autre starlette venue se perdre à Hollywood : Betty Short. La fragile et candide Betty était profondément touchante parce qu’elle dégageait une grande vulnérabilité - un rien pouvait balayer ses rêves et ses désirs et l’anéantir.
C’est la tragique expérience vécue par Diane, pauvre Alice désormais interdite de traversée du miroir. Toutes les étapes de sa trajectoire inversée agissent alors comme autant de coups de massue : le conte de fées est devenu une perdition, celle d’une étoile qui voudrait briller un tout petit peu mais que personne ne remarque. Le récit d’apprentissage de Betty se répète, mais sa dynamique ascensionnelle et euphorique se retourne : l’apprentissage est cette fois celui de la douleur, de la frustration et de l’échec, dans une spirale tenant de la descente aux enfers. Professionnellement, c’est l’amère désillusion. Venue croquer un bout du rêve hollywoodien, la jeune fille de l’Ontario galère, accumule les seconds rôles minables et survit financièrement dans un trou. Sentimentalement, c’est un cauchemar. La fin d’une liaison tumultueuse s’est substituée à la naissance de l’amour : elle s’est fait plaquer par sa petite amie, qu’elle aime, envie, admire, fantasme, désire de toute son âme, jusqu’à l’obsession. S’éprendre d’un être, c’est s’abandonner à lui, et subir le risque qu’il nous échappe et nous laisse le cœur brisé. L’expérience vécue par Diane est universelle : celle de la rupture, de la séparation, et de la peine qui en résulte. Douleur infinie de voir la femme de sa vie lui échapper, tragédie de se voir rejetée et abandonnée par l'être qu'elle aime — l'implication est si passionnelle que le départ de Camilla est vécu comme une amputation. Disputes (le "It’s not easy for me !" excédé hurlé à la figure de son amante), regrets, affliction face à la prise de conscience insoutenable qu’elle ne peut pas vivre sans Camilla (alors qu’elle, si). Le traumatisme génère un sentiment d’arrêt total du temps : chaque seconde est une épreuve pour elle, qui semble s’être vidée de son humeur vitale. Le rapport au corps de l’héroïne opère ainsi un virage radical. Là où Betty et Rita, douces amies, étaient enivrantes, l'incarnation de Diane se fait brusquement rêche et violente. L’héroïne brisée souffre de tous les pores de son corps, et son existence charnelle se traduit à l’écran de manière crue, radicalement différente de celle (caressante, chaude, glamour) de Betty.
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Naomi Watts exprime avec une justesse renversante cette dévastation qui la mène au bord du gouffre : l’allure démise, le pas traînant, les traits tirés, le visage défait, les yeux cernés de lassitude lancinante et de souvenirs ressassés, jusqu’à ses moments de prostration et de catatonie complètes. Elle est bouleversante. Le filmage de Lynch restitue au plus juste le désarroi de la malheureuse et ses réflexes de défense face au chagrin — telle l’apparition éphémère et d’autant plus douloureuse de Camilla ("You've come back..."), tandis que son esprit encore embrumé par le sommeil peine à faire le point entre fantasme et réalité. Mais c’est très vite son propre reflet qu’elle renvoie, l’espoir s’envole sitôt qu’il apparaît : alors un long plan la saisit de dos pendant qu’elle se prépare un café, immobile, désespérément seule. Tintement d'une tasse, bris d'une assiette, coups frappés à la porte : le moindre bruit la fait tressaillir, la déchire. Ce n’est plus dans le cadre doux, nocturne et sentimental du lit mais sur le canapé, de façon triviale, qu’elle se livre à une dernière étreinte langoureuse avec sa maîtresse. Lascives, dorées, torses nus, Diane et Camilla se frottent et s’excitent dans un simulacre d’amour qui révèle soudain le malaise de leur relation, réduite à une dimension essentiellement physique et à des rapports de pouvoir ambigus. La sexualité tour à tour meurtrie et agressive de Diane se manifeste à vif, traduisant un état de manque qui exacerbe ses pulsions et ses réactions (telle la tentative de rapport forcé avec son amante). Séquence déchirante que celle de sa masturbation compulsive et noyée de sanglots, saisie crûment mais avec une tendresse affligée — à la bande-son, une guitare discrète et plaintive semble pleurer de concert. Avec une indécente précision, la caméra révèle des gestes explicites, refuse de cacher ce à quoi est employée sa main. Elle glisse le long de son corps sexué, le filme dans ses humeurs (larmes, sueur), secoué de spasmes et de soubresauts frénétiques, vainement tendu dans la recherche de sa jouissance physique. En s’offrant ainsi à l’objectif, l’actrice se plie à une démonstration d’une parfaite impudeur, qui lui a été imposée comme un défi. Camilla l’a quittée, ne restent que les pierres du mur qui lui renvoient implacablement sa solitude, son plaisir introuvable, l’inanité de son geste : la douleur est impossible à apaiser. Rarement frustration et désespoir affectif auront été exprimés avec une telle violence, une telle proximité : à cet instant, le film dit tout du désir souffrant et de l’enfer du ressassement amoureux.
Au cœur de l'affliction perce un instant d’éternité, d’un romantisme orphique, lorsque Diane emprunte un raccourci sous un berceau d’arbres, guidée par Camilla qui lui tient la main. Il n'y a pas de mot pour rendre justice à sa puissance poétique : c'est l'un des sommets émotionnels du film, qui pourtant les aligne comme des perles. La beauté saisissante des deux filles, la voûte étoilée, les lumières de la ville en contrebas, le Love Theme berçant le tout : cette montée au jardin d’Eden dégage un lyrisme stratosphérique. Séquence aussi merveilleuse que terriblement cruelle parce qu'elle est basée sur un dupé affectif, et parce que les sentiments de Diane sont peut-être utilisés par Camilla comme un appât pour lui porter le coup de grâce. La belle brune sort des fourrés telle une magnifique apparition, et susurre le sésame avec une douceur enjôleuse : "Come on, sweetheart." Hypnotisée sur le coup, Diane baisse la garde, et c’est dans un bonheur absolu, avec un regard transi d’amour, qu’elle marche vers son calvaire. Si elle est ainsi conviée à l'Olympe, dans ce Gotha hollywoodien qui l'a toujours exclue, c'est pour voir l'ultime coup de poignard lui être porté au cœur. S'expriment alors sa détresse muette et hagarde, son humiliation sourde, ses regards désemparés au dîner (S.O.S., peut-on lire sur la tasse qu’elle porte à ses lèvres). Ouvertement, celle pour laquelle elle se consume batifole avec son metteur en scène et avec une autre blonde (comble de la cruauté), comme pour la faire souffrir et lui faire comprendre qu’elle n'est qu'une maîtresse interchangeable, anonyme. Alors Diane ne peut retenir une larme, quelque chose se casse définitivement en elle. Tout cela capte de la façon la plus littérale et la plus prosaïque qui soit le déchirement de l'abandon et de l'oubli par la personne aimée. L’horreur de cette dépossession, l’amante éconduite n’est pas en mesure de la supporter. C’est impuissant, le cœur serré, qu’on la regarde partir, s’abîmer, sombrer dans la déréliction et la hantise, tandis qu’accablée par le remords et la culpabilité, son œil se ferme sous le poids des ricanements tragiques : ceux-là même qui l’avaient encouragée à son arrivée se moquent désormais de ce qu’elle est devenue. Persécutée par les Érinyes, Diane ne trouvera d’autre solution, pour se délivrer de ses tourments, que celle d’une balle dans la tête, au terme d’une effroyable crise de paranoïa. Là où celle de Betty était lumineuse et épanouie, la beauté de Diane est presque fanée, frêle, chétive en quelque sorte, et d’autant plus prégnante, comme lorsqu'elle reçoit l’appel de Camilla et hésite à répondre à son invitation, consciente que ça lui fera du mal mais désireuse malgré tout de la rejoindre, puisqu’elle l’aime plus que tout. Naomi Watts suscite dans toutes ces scènes, par son immense fragilité, par la sentimentalité souffrante qu’elle prête à sa Diane, une compassion et une empathie sans limites.
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Rita entre dans une logique de perception légèrement différente, pour moi. Disons que je procède vis-à-vis d’elle un (tout petit) peu moins par empathie que par projection sentimentale du point de vue de Betty. Pour faire court, je ressens pour elle à peu près la même chose que Betty. Autrement dit, je tombe sous son charme, je craque totalement pour sa grâce latine, sa fondante fragilité, sa félinité évanescente, de la même manière que Betty. Elle est un petit oiseau apeuré, sans défense, qui a besoin d'être protégé. Dès la fin du fabuleux générique (ce fondu de plans ensorcelants qui voit la limousine serpenter au son de la mélopée onirique de Badalamenti, dans une nuit illuminée par les lumières d’Hollywood), son apparition de déesse glamour aux courbes somptueuses fait écarquiller les yeux — Laura Harring est de ces actrices splendides dont la beauté époustouflante laisse sans voix. Puis la découvrir couverte de bleus et de brindilles, quand elle s’apprête à pénétrer dans la maison de tante Ruth, donne envie de la serrer très fort dans ses bras. Elle est vraiment la "beauty in distress", incarnant tout à la fois le mystère et la séduction capiteuse, réclamant l’aide et la sollicitude du fond de ses yeux pleins de larmes (saisies en gros plan dans une coulée de rimmel — ô beauté). Il y a quelque chose de magnifique dans la façon dont, irrésistiblement, elle se blottit sous la protection de Betty, son ange gardien, dans la manière dont sa détresse entre naturellement en osmose avec l’affection offerte par sa blonde hôtesse. De là aussi la beauté des sentiments qui naissent en retour chez elle. Par sa gratitude, la façon dont son identité arrive à se fixer dans le regard amoureux de Betty (elle se sent vivre dans ses yeux), la logique d’attirance que fait naître la gentillesse de celle-ci, Rita devient elle aussi une soupirante sincère, et contribue à la superbe évidence de leur relation. À l’instar de Betty, mais d’une manière différente et complémentaire, elle me touche beaucoup.
Enfin, et toujours dans cette même logique, j'éprouve pour Camilla des sentiments assez ambivalents, de la même manière que Diane. Mais tout le film se situe dans la perception subjective du double personnage de Naomi Watts. Camilla dégage un magnétisme extraordinaire, quelque chose d’obsédant. Dotée d’un physique idyllique, elle est femme de pouvoir, vamp vénéneuse et clairement bisexuelle, objet de tous les regards, capable d’allumer le feu en une phrase ("You drive me wild" souffle-t-elle, offerte et provocante, lors d’une scène où elle chauffe Diane à blanc avant de se rétracter). La passion que cette dernière éprouve pour elle, on ne peut que la comprendre totalement. Il n'est pas sûr qu’elle soit véritablement une garce manipulatrice, ni qu'elle joue de façon perverse avec les sentiments de Diane ; peut-être même ressent-elle une affection sincère pour cette dernière. Est-elle consciente de ce que Diane éprouve pour elle ? La "cruauté" dont elle fait preuve vis-à-vis d’elle sur le plateau de tournage, puis en la conviant au dîner, est-elle le signe de son inconséquence ou, au contraire, l’ultime moyen de lui faire comprendre, à la façon d’un électrochoc, que leur relation est terminée ? Le film ne tranche pas, ne donne pas de réponse. L’image sublimissime où elle guide la femme qui l’aime par la main sur les hauteurs de Mulholland Drive est celle que je garde de Camilla : l’image d’une amante magnifiée, presque inaccessible, capable un instant d’éternité d’exaucer tous les rêves de bonheur suscités par Hollywood.
Le grand art de Lynch est de faire comprendre l'histoire en ne recourant jamais aux procédés habituels de l'explicitation ou de la verbalisation littérale. Ainsi aucun discours n'est placé dans la bouche de Betty-Diane pour venir éclairer, à un moment ou à un autre, son état intérieur. Le film se situe à l'extrême opposé du cinéma psychologique ou psychologisant. Tout transite par des répliques-mantras ("This is the girl"), des prénoms, des noms de lieux, des situations précises, obsessionnelles et réitérées, puisées à la source vive du traumatisme. Tout s'articule autour d'objets banals mais dont la présence et la concrétude suscitent un degré de fascination rare (une clé bleue, une perruque blonde, une boîte à chapeaux, un badge de serveuse, un téléphone sous un abat-jour rouge...), par la conjonction de l'image, du son et de la musique, produisant des effets extrêmement puissants : tel ce long raccord sonore entre la sonnerie d'un téléphone et la note musicale éthérée accueillant Betty à l'aéroport, qui crée un abîme, une profondeur d'une densité exceptionnelle, où le temps, la pensée et l'émotion trouvent leur place d'un même élan. Tout se transmet également à la faveur du montage, dont la fonction didactique atteint son apogée lors de la succession de flashbacks qu'organise la seconde partie, fondée sur un usage magistral de l'ellipse : chaque scène remémorée se coupe abruptement sur un stimuli sensoriel qui opère la jointure avec la suivante. Ce ne sont pas les évènements qui dictent la narration mais bien la logique pure de l'affect, ballotté par les flots affolés des souvenirs. Le sentiment d’échec, de rejet, qui fait naître un besoin éperdu d’amour et de reconnaissance, est récurrent chez David Lynch (souvenons-nous d’Elephant Man). Ici, c’est à travers le processus de transfert et de déplacement opéré par son rêve que Diane cherche à sauver son être, tel un ultime réflexe de survie. Si elle se donne le "beau rôle", c’est parce qu’elle ne peut plus supporter une réalité qui nie son existence de femme toute entière : soupirante abandonnée, actrice ratée. Betty permet à Diane de soigner ses blessures narcissiques ("You are really good", lui affirme Rita), tout en préservant ce que sa conscience recèle de plus pur et de plus précieux. On peut dire que Diane réapprend à s’accepter en atteignant ce que la vie lui a refusé. Elle acquiert une reconnaissance et une affection sincères, nées du souci exclusif de bien agir — sauver, recueillir, protéger la femme aimée. "Thank you, Betty" lui chuchote Rita dans un sourire, aveu de gratitude qu’elle n’a sans doute jamais reçu dans la réalité. Enfin Rita-Camilla la remercie, lui révèle qu’elle compte à ses yeux, enfin elle la voit : c’est ainsi que Diane remporte une victoire sur elle-même, sur sa culpabilité et ses regrets. Ainsi, bien qu’il soit un film désespéré, Mulholland Drive se situe aux antipodes du misérabilisme glauque. C’est l’un de ses plus grands tours de force : il s’agit d’un vrai puits de tristesse, mais il génère une foi profonde en les notions les plus positives et les plus pures de l’expérience humaine. Bien des gens n’en perçoivent que la dimension morbide et mortifère (irrécusable : le clochard derrière le mur, le cadavre putréfié métaphorisant la prescience par Diane de sa propre mort, dans la position même de laquelle elle se réveille…). Mais s’y oppose, constamment et de façon aussi forte, une pulsion de vie immensément puissante et incarnée, depuis l’éclat des visages de Betty et Rita, gorgés de lumière et de vitalité charnelle, jusqu’aux manifestations exaltées de leurs sentiments et de leurs affects. Mulholland Drive est un somptueux mélodrame, et le ton éperdument romantique employé par Lynch lui confère les accents de l’élégie et de l’allégorie. Ce n’est pas une œuvre intellectuelle ni expérimentale mais un film qui retrouve la force la plus pure du récit classique en visant l’identification émotionnelle, en invitant à partager l’histoire d’une héroïne, à investir ce qu’elle ressent, à se noyer avec elle, main dans la main. Le destin brisé d’une jeune fille, anéantie par les chimères d’un monde cruel, traduit une indicible blessure à l’âme, la souffrance d’un cœur qui saigne mais qui, au bout du désespoir, sublime le plus grand amour, les plus beaux rêves, les plus beaux espoirs afin d’exorciser sa peine, sa culpabilité et son chagrin. Pour toutes ces raisons, il ne semble pas exagéré de lire en Mulholland Drive, en dépit même de la douleur qu'il charrie, un hymne à la vie et à l’amour. Parce qu’il s’agit d’un récit de rédemption cathartique, et parce que ce qui reste au final, c’est l’amour pur, absolu, dévoué, épanoui, que Diane-Betty exprime dans son rêve pour sa Rita-Camilla. Cette idée de transcendance post-mortem (rien n’interdit de croire en effet que ce songe, Diane l’accomplit en mourant) est digne du mythe d’Orphée. Je la trouve extrêmement belle et positive, y compris dans sa dimension mélancolique. C’est le sens de la sublime dernière image : ces visages d’anges souriants et égalisés dans la lumière, réunis pour l’éternité dans le ciel nocturne de L.A.
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Vous êtes toujours là ? Vous avez réussi à avaler toute cette prose boursouflée ? Un grand bravo à vous. Et pour vous récompenser, voici quelques tendres baisers.
https://www.zupimages.net/up/20/30/3rib.jpg (ou DL : une certaine idée du bonheur)
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https://i.imgur.com/y4iPUYj.gif?noredirect
https://www.zupimages.net/up/22/02/etrk.jpg (sueur)
PS :
Moi qui pensais avoir tout lu, tout vu et tout entendu sur le film, je m'étonne de tomber sur ce reportage, dont quelques extraits seulement étaient disponibles sur les éditions Dvd & Blu-ray, et qui éclaire la partie la plus passionnante d'un tournage : la direction d'a