Mystères de Lisbonne par Elenore
C'est dans une entreprise presque balzacienne que s'est lancé Raoul RUIZ - réalisateur chilien dont la filmographie comporte plus d'une centaine de films - en adaptant le roman de l'écrivain portugais romantique Camilo CASTELO BRANCO à l'écran. En effet, Mystères de Lisbonne est une fresque, un film fleuve, mettant en scène une myriade de personnages, un enchevêtrement de destins sulfureux. A l'instar du Carlos d'Olivier ASSAYAS, RUIZ choisit de décliner son film en deux formes, l'une étant un feuilleton de six épisodes prévu pour la télévision et l'autre un film de 4h30 composé de deux parties. Cette longueur, relativement rare de nos jours au cinéma, n'est en aucun cas nuisible au film, au contraire, elle permet à la densité et à l'amplitude du scénario de se dessiner et de nous captiver.
Nous sommes transportés dans le Portugal du début du 19ème siècle. Tandis que l'armée Napoléonienne tente d'envahir le pays, Joao, jeune orphelin vivant dans un collège religieux découvre peu à peu l'identité de ses parents grâce au Père Dinis qui, au même titre que le jeune homme, sera la personnalité centrale de l'œuvre. Au fil des flash-back et du hasard de la narration, de nouveaux personnages interviennent et inter agissent, les générations se mêlent et nous voyageons de pays en pays. L'histoire, la généalogie, devient mouvante, les intrigues se multiplient et débordent les unes sur les autres : passions, trahisons, vengeances, meurtres, secrets et doubles vies imprègnent chaque séquence, chaque « voyage temporel ». Les motifs narratifs spécifiques au feuilleton mélo sont assumés pleinement mais envisagés avec un certain recul. Ainsi, les retournements de situation et les révélations dramatiques sont nombreux et souvent introduits par des personnages qui ressentent le besoin soudain d'expliquer leur histoire en repartant des origines. Cette volonté à répétition de rentrer dans le passé d'un personnage est marquée par un humour certain. En effet, nous savons que des révélations surprenantes vont suivre, et que celles-ci peuvent aussi bien nous perdre que nous éclairer. Devenant de plus en plus complexe au fil du film, la narration se base notamment sur des personnages qui se dérobent aux apparences. Le père Dinis résume cette idée lorsqu'il dit « J'ai eu d'autre noms et j'ai été d'autres hommes ». C'est en effet un personnage mystérieux et protéiforme qui garde caché dans la « chambre aux secrets » les déguisements qu'il a endossés, comme autant de vies parallèles. Adriano LUZ est d'ailleurs fantastique dans ce rôle tout en nuance du père Dinis qui, paradoxalement au mystère qu'il inspire, est finalement le personnage le plus lumineux et le plus intègre. De plus, les personnages se reconfigurent sans cesse, leur destin peut être renversé du tout au tout à l'image d'Alberto de Magalhaes qui de sombre brigand hirsute vivant de meurtres et de trafic d'esclaves devient un riche aristocrate à succès. Le marquis de Montezelos subit le sort inverse en finissant sa vie aveugle et mendiant.
Cette complexité narrative repose sur une mise en scène structurée et totalement maîtrisée. Composé d'une profusion de longs plans séquences, Mystères de Lisbonne nous donne à voir un univers où le temps semble dilaté, où la puissance du dispositif cinématographique nous est montré en action et avec une grande volupté. Loin de la fixité et du point de vue unique, RUIZ fait virevolter sa caméra dans l'espace pour nous donner à voir différents personnages, différents points de vues dans un même plan. Ainsi, la caméra évolue souvent en mouvements circulaires fluides qui évitent tout morcellement, tout banal champ contrechamp. Cela nous permet de nous sentir à la fois impliqués dans l'histoire, touchés, et en même temps de prendre un recul contemplatif sur les actions et les décors filmés de façon majestueuse. RUIZ semble avoir la volonté d'insuffler à son œuvre de la vitalité grâce à ces mouvements mais aussi en jouant avec les angles de prises de vues. De plus, la composition des plans est très recherchée et peut exprimer un certain surréalisme comme lorsque apparaît en transparence une tasse renversée. Tout est travaillé, pensé, calculé : quand Joao ouvre la boite contenant le crâne, le visage du père Dinis se reflète précisément dans la porte du coffret, marquant à la fois la minutie du réalisateur et créant un très fort effet de surprise et de peur. Tout au long du film, une esthétique très picturale est développée, rappelant par divers éléments et compositions l'art de la peinture. Mais ce qui ressort principalement de la forme des Mystères de Lisbonne, c'est un retour au grand cinéma romanesque. On peut d'ailleurs trouver cette œuvre semblable et même égale sur de nombreux plans au Guépard de VISCONTI. La musique de Jorge ARRIAGADA, symphonique, belle et entêtante, participe grandement à ce romanesque appuyé.
Mystères de Lisbonne est imprégné d'un univers enfantin quelque peu surréaliste où fantasme et réalité cohabitent. D'où cette sensation de doute et de désarroi que peut ressentir le spectateur devant ces visions, ces images hallucinées, qui semblent contaminer le film tout entier de/par leur étrangeté. Ainsi, le cauchemar de Joao se manifeste par des images déformées, étirées, presque filées, et le tableau accroché au mur de sa chambre s'anime et devient à nos yeux une immense image terrifiante où les détails pris à part deviennent source d'angoisse et de malaise. L'étrangeté se manifeste d'une façon très douce et fantaisiste lors du cache cache sous les meubles d'Eugénia déboussolée et apeurée. Ou bien un peu plus âprement avec la démarche sautillante du domestique replié sur lui-même. La bizarrerie a toute sa place chez Raoul RUIZ puisque le romanesque s'est substitué au réalisme. D'ailleurs, les Mystères de Lisbonne joue sur cette absence de réalisme pour nous perdre et nous faire douter de la réalité de cette histoire : Passé, présent et futur se croisent et s'entremêlent tant et si bien que nous ne savons plus très bien où nous sommes, notre position dans le temps de l'histoire devient floue. L'identité des personnages nous est parfois mystérieuse et source de questionnement tant la structure du récit est complexe et les personnages nombreux. Nous voyons simultanément un personnage dans sa jeunesse puis différent, plus âgé. D'ailleurs, Joao change de nom et devient Pedro, puis se suicide à l'issue d'un duel pour ensuite reparaître comme si de rien n'était. La scène finale du film est le point d'orgue de cette tension entre rêve et la réalité proposant avec ambiguïté l'hypothèse que les quatre heures de film auquel nous venons d'assister n'étaient que le fantasme d'un enfant fiévreux, un rêve éveillé et halluciné.
L'humour subtil du réalisateur n'est pas si éloigné de l'étrangeté et du grotesque comme on peut le voir avec la figure récurrente des personnages qui sont épiés : Que ce soient les amants qui se demandent comment ils ont bien pu être découverts alors que s'étale derrière eux au centre de l'image la silhouette d'un domestique, ou bien la conversation entre Dinis et Baltazar épiée par une dizaine de moine que l'on aperçoit alternativement derrière le passe plat, nous sommes frappés par le contenu intime de la scène et le public qui s'en empare sans vergogne, comme un écho des spectateurs. La mise en abyme est également présente dans le jeu avec le petit théâtre de papier offert à Joao par sa mère et qui fera le lien entre les différentes séquences, proposant une alternative théâtrale et désincarnée aux différentes situations du film. Ce petit théâtre de l'enfance rappelant celui présent dans Fanny et Alexandre de BERGMAN est aussi métaphoriquement un petit théâtre de la vie, dénonçant à la fois le caractère fictionnel et irréel du récit et le théâtre des apparences et de l'hypocrisie des classes aristocratiques. D'où des comportements exagérés dans l'œuvre comme ces deux personnages qui s'écroulent théâtralement sur eux-mêmes. Ce petit théâtre crée l'incertitude : l'enfant a-t-il rêvé tout cela avant de mourir ou revient-il sur son passé et son enfance au moment de la mort ?
Mystères de Lisbonne est un film passionnant, qui nourrit le spectateur de détails et d'éclats d'inventivité. Les méandres du récit font se perdre parfois, mais le film ne lasse jamais car il se réinvente à chaque instant. On peut néanmoins regretter la faiblesse du jeu des acteurs Français par rapport à celui des Portugais, très intense. Raoul RUIZ nous emporte dans un univers sombre et enchanté où rien n'est laissé au hasard. La caméra se fait virevoltante et tous les procédés cinématographiques sont utilisés avec justesse et beauté, à l'image de la mise en scène d'une grande volupté. Du pur Cinéma... Un film magistral, pour lequel on oserait prononcer les mots « chef-d'œuvre ».
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